Renouveau de l’architecture de terre : mode ou nouvel horizon ?
Animé par Emmanuel Caille avec Sophie Bioul (spécialiste de la terre crue à Amaco), Paul-Emmanuel Loiret, président de Cycloterre.
Longtemps oubliée, l’architecture de terre a de nouveau le vent en poupe. Et cela n’a rien d’un hasard.
Emmanuel Caille : Il y a encore quelques années, la terre était considérée comme un peu anecdotique ou poétique. Elle était réservé aux pays pauvres ou à quelques babas-cool. On trouvait la démarche sympathique. On ne prenait pas ça au sérieux et on en avait une ignorance absolument incroyable alors qu’il y a aujourd’hui en France, des millions de mètres carrés probablement construits en terre, notamment dans le centre de la France, Grenoble, Lyon, le Massif central, etc.
En fait, il y a énormément de constructions en terre et la question qui se pose est plutôt : Pourquoi a-t-on arrêté ?
La terre est un des moyens de construction qui était vraiment privilégié et qui a été complètement abandonné. Il y a des raisons historiques, une grande inondation sous la IIIe République à Lyon qui fait qu’il y a beaucoup d’immeubles qui ont souffert parce qu’ils étaient en terre. Suite à cet évènement, Napoléon III aurait interdit de construire en terre dans les grandes villes. Et puis l’invention du béton évidemment, qui est devenu le matériau de construction n°1. Désormais la terre est remise à l’honneur moins pour la question architecturale que pour des questions environnementales.
Notre débat cet après-midi, ne sera pas de savoir si construire en terre, c’est bien ou pas, parce qu’on sait tous que c’est très bien. D’une part parce que ce matériau ne coute pas cher, il est très malléable, il se trouve partout et il est entièrement recyclable. Avec toutes ces caractéristiques, on peut donc se demander pourquoi on ne construit plus en terre ? Quelles sont les difficultés ?
Sophie Bioul de chez Amàco et Paul-Emmanuel Loiret, tous les deux architectes sont avec nous pour échanger sur ces sujets. Ces deux architectes s’intéressent à la technique. Désormais, la question est de savoir comment faire pour développer l’intérêt pour la terre, sachant que lorsque l’on veut construire une maison au fin fond de la France, on trouve toujours une toupie à béton qui vous fournit du béton, mais lorsque l’on veut construire en terre, c’est un peu plus compliqué. Paul Emmanuel Loiret va nous faire un petit historique de la terre en Île-de-France.
Paul-Emmanuel Loiret : Effectivement, je présente dans le cadre de la Bap un projet manifeste autour de la question de la terre crue. Dans un de mes projets, je parlais effectivement de l’histoire de cette inondation à Lyon. Une grande partie de la ville est encore aujourd’hui toujours construite en terre, depuis près de 300 ans. Des bâtiments ont été détruits suite à de fortes inondations. Par contre, les autres bâtiments en terre construits dans le quartier de la Croix-Rousse sont toujours là. Ils font 5,6,7 niveaux.
Il faut noter qu’une grande partie des maîtres du pisé sont morts dans les tranchées parce que ce sont eux qui construisaient les tranchées lors des guerres de 1870, 1914 et 1939. On peut donc remarquer une première disparition des techniques de construction en terre suite à la 1ère guerre mondiale, puis de la 2e Guerre mondiale. La mise en place du Plan Marshall, les reconstructions et le développement du béton, qui était une technique à l’époque très rapide avec une fameuse grue qui permettait de construire tout un tas de tours extrêmement rapidement.
A partir des années 60-70, on a commencé à remettre en valeur l’intérêt de construire en terre. Il y a eu une grande exposition dans les années 80 à Beaubourg, organisée par Jean Dethier, qui a essayé de relancer cette technique. Dans les années 80, nous étions dans les années pétrole, une époque où nous n’avions pas besoin de se préoccuper de la question environnementale. Même si le rapport Meadows de 1972 avait déjà 15 ans, c’était les années du faste et la question de la terre était encore très ringarde.
Entre les années 1985 et 2010 des laboratoires ont redécouvert la physico-chimie de la terre et ont compris comment l’on pouvait construire en terre. Cela fait à peine 10 ans qu’on sait comment ça tient, même si certains bâtiments datent de 10 000 ans sur la planète. On savait de manière empirique qu’il fallait mélanger de l’eau à de l’argile, mais on ne savait pas quelles étaient les raisons physico-chimiques. A cette connaissance, la crise écologique, environnementale s’est greffée et de nouvelles techniques ont réémergé.
Il fallait absolument qu’en tant qu’architectes, nous participions à tenter de développer cette filière de la terre en Île-de-France. Le bois et la pierre étaient utilisés, les fibres commençaient à se développer, mais la terre, non. Alors qu’en fait, en Rhône-Alpes et dans d’autres régions, en Bretagne aussi, il y avait déjà des filières qui commençaient à être mises en place. Nous avons a proposé à la Mairie de Paris, dans le cadre du projet « Réinventer Paris », de construire un bâtiment en terre, en s’appuyant sur les immenses stocks de terre que l’on trouve dans toute l’Ile-de-France, notamment avec les constructions de logement et les creusements de parkings. A l’époque, l’adjoint au maire à la construction, nous a dit qu’on était fous…
Avec le lancement du métro du Grand Paris Express, nous nous sommes rendus compte que plus de 500 millions de tonnes de déblais seraient générées par l’ensemble des constructions du Grand Paris d’ici 2030. Face à ce constat, nous avons réfléchi et approfondi la thématique.
L’enjeu pour nous est de changer l’image de la terre, pour faire en sorte qu’elle ne soit plus considérée comme un matériau rural, pauvre… mais comme un matériau contemporain, comme un matériau qui correspond aux attentes de la contemporanéité, en termes d’esthétisme, de compréhension et de perception. En fait, en termes d’espace, d’écologie, de bas carbone, etc.
Puis, se pose la question de changer d’échelle. Parce que nous faisons des essais sur de petits espaces, nous faisons évoluer les choses, mais là, la question se pose tout de suite de mettre en place une filière forte, entretenue par un maximum d’entrepreneurs. Il faut également faire évoluer la réglementation parce qu’on n’a pas encore tout à fait le droit de construire en terre en France, ou alors, de manière très ponctuelle, dans certains cadres.
Il nous faut donc trouver la bonne échelle entre une échelle artisanale qui est capable de produire des milliers de briques. Derrière, il y a l’idée de relocaliser la fabrication de matières et leur utilisation dans le bâtiment. L’une des intelligences de l’industrie du béton, c’est que les centrales à béton ont des circuits très courts induisant un impact carbone des transports du béton très faible. C’est un atout pour ce matériau. Concernant la terre, lorsque nous produisons des briques, elles ne sont pas cuites, elles sont séchées dans de grandes armoires, aérées. Le seul impact carbone est donc le transport. Aussi, si vous construisez une seule usine dans le nord de Paris, cela impliquera de livrer des chantiers dans le sud de Paris, à 50 km, alors votre matériau n’aura plus de sens écologiquement parce qu’il sera plus carboné qu’un parpaing de ciment. Par contre, si vous restez en dessous de 20 km, la terre sera un matériau moins carboné que le béton.
Avec la terre, l’architecture est à l’écoute de la physique, par exemple dans la région du Médoc, la terre est un peu plus légère, elle va donc être moins porteuse. Plus on écoute l’environnement physique, plus la fabrication peut prendre une forme qui a du sens. Dans ce cas, le principe c’est que plus vous montez avec votre bâtiment, plus il y a du vent et donc plus les toits s’agrandissent pour protéger surtout la terre de la pluie, qui est son principal ennemi.
C’est ça qui m’intéresse beaucoup aujourd’hui : c’est effectivement, l’architecture des matériaux simples et naturels : pierre, terre, bois, fibre naturelle. Cela nous fait imaginer un nouveau paradigme de la conception architecturale. Et c’est ça que je trouve le plus fascinant aujourd’hui. Le béton nous a permis au début du XXe siècle, d’inventer des nouvelles formes, par exemple, la fenêtre en longueur, les toits terrasses, parce que le béton permettait de faire cela.
J’adore la terre crue, je suis un architecte, j’aime tous les matériaux. La terre a un sens très fort. À Paris, en Île-de-France, autour de cette métropole, parce que les ressources extraites, les déblais, sont considérables, il faut tout faire pour éviter d’aller piocher encore dans les ressources naturelles qui ne sont pas des déblais : les forêts, les carrières, etc. Le principe aujourd’hui est d’essayer d’avoir un impact absolument neutre, voire positif, sur la biodiversité et, dans ce cadre-là, j’avais une agence qui fonctionnait bien et j’ai décidé d’arrêter de construire parce que je suis très affecté par cette question de l’effondrement de la biodiversité et du réchauffement climatique. L’architecture est un métier absolument passionnant, et les projets de recherche et d’expérimentation de ce type-là sont innombrables. Faisons en sorte que très rapidement, on soit capable de faire une architecture qui produise plus de vivant qu’elle n’en détruit. Et ça, c’est le grand enjeu de l’avenir.
Emmanuel Caille : Merci Paul Emmanuel. C’était un peu long, mais tu as parlé très vite et c’était très riche en informations. Sophie, comment développer cette filière ou plutôt quels en sont les freins, les atouts ? Qu’est-ce qui fait qu’effectivement aujourd’hui, c’est quand même encore compliqué de construire en terre ?
Sophie Bioul : Les architectes veulent, aujourd’hui plus que jamais, avoir une expertise particulière sur la terre mais aussi sur d’autres types de matériaux biosourcés comme la fibre, le bois, etc. L’objectif, c’est de contribuer à la transition écologique du secteur du bâtiment en favorisant la mise en œuvre de matériaux peu transformés, qu’on peut trouver sous nos pieds et à portée de main. Le design est important pour les architectes, il y a un aspect recherche au niveau des matériaux, recherche au niveau de l’esthétique, de la couleur, du rendu pour des projets concrets. J’avais préparé quelques images de construction de terre existantes. Au cas où certains dans l’assemblée n’auraient jamais vu de bâtiments en terre ou ne savent pas ce que c’est, je serais curieuse de savoir parmi vous qui a déjà vu des bâtiments construits en terre crue. Oui, vous êtes nombreux…
Avec du pisé préfabriqué, on travaille déjà avec des bâtiments d’une certaine ampleur, en France ou en Suisse : on met la terre dans des coffrages comme pour du béton de ciment et on la place par couches successives pour obtenir un matériau qui est assez dense.
Il y a des briques qui sont faites aujourd’hui avec des bouses d’éléphants compactes, démonstration faite dans le cadre de la biennale d’architecture de cette année. Les briques ne sentent pas, vous pouvez aller vérifier tout de suite, c’est magnifique.
II faut savoir que dans les matériaux qu’on dit en terre crue, il y a généralement d’autres ajouts : des fibres, des excréments effectivement d’animaux… la matière terre étant une matière qui a beaucoup d’inertie permet de réguler la thermique et l’hygrométrie des ambiances intérieures.
Aujourd’hui, on développe de nouveaux types de matériaux qui répondent aux enjeux urbains contemporains, comme par exemple les panneaux qui répondent à la question d’optimiser la surface constructive, sans avoir une épaisseur trop importante de matériaux.
Aujourd’hui, on travaille pas mal aussi avec la terre allégée qui est beaucoup plus isolante, en y ajoutant beaucoup de fibres. Cela permet de répondre à un autre enjeu d’aujourd’hui, qui est celui de l’isolation thermique. Parfois, on se rend pas du tout compte qu’un bâtiment est en terre, puisque c’est l’intérieur des murs qui est en terre et en fibre, et l’enveloppe extérieure est tout à fait conventionnelle, et puis, il y a toutes les techniques d’enduits qui peuvent être artistiques, et la terre coulée qui se développe aussi bien pour des dalles que pour des murs : c’est une technique qui est en développement, qui est généralement réalisée avec un ajout de liant hydraulique, mais, chez Amaco, on est en pleine phase de recherche pour proposer cette technique sans ajouts de liant hydraulique.
On entend souvent que la terre est un matériau renouvelable. En réalité, la terre crue lorsqu’elle est associée à un autre matériau, est une terre stabilisée. Elle peut l’être en y association de l’argile, dans ce cas, elle n’est plus crue mais reste recyclable. Il faut toutefois souligner que l’argile se constitue sur de très longues périodes géologiques au sein du sol et qu’elle n’est donc pas un matériau inépuisable. Il faut donc l’utiliser à bon escient. En revanche, lorsqu’on ajoute à la terre, du ciment ou de la chaux, ce matériau n’est plus réversible. En effet, tant que la terre est crue, il suffit de la réhumidifier pour la remodeler et refaire un nouveau matériau, ou tout simplement la larguer dans l’environnement.
Il y a également une question réglementaire qui se joue puisque certains matériaux sont considérés comme des déchets par certaines industries cimentières et n’ont donc pas d’impact carbone connu. Cela a été corrigé récemment.
Désormais sur les chantiers conventionnels, le béton est constitué d’agrégats sales. de mauvais béton. Il va paraître très résistant, donc on va devoir avoir des épaisseurs qui sont plus importantes finalement au mètre carré de mur, on peut potentiellement avoir plus de ciment dans un béton en terre stabilisée dans un mur, en terre stabilisée, que dans son mur en béton ciment. Oui, parce que du coup il y a moins de de capacité porteuse.
Donc il faut être attentif au discours qu’on entend, quand on voit beaucoup de projets qui sortent. Je ne veux pas faire de la contre-publicité non plus mais il y a beaucoup de projets qui sortent qui sont en béton de terre stabilisée. Il faut être attentif en termes de bilan carbone, ce n’est pas nécessairement plus intéressant que du béton de ciment.
Maintenant, il y a d’autres enjeux qui se jouent, il y a la question de la ressource, du sable aussi. On sait qu’on a un problème d’approvisionnement en sable, donc c’est vrai que là, la terre stabilisée permet de répondre à cet enjeu. Elle permet d’utiliser la terre du site par exemple, donc de limiter les déplacements. Voilà, il y a d’autres enjeux qui se jouent dans la possibilité d’utiliser ce matériau-là.
Emmanuelle Caille : Merci Sophie. Alors petite précision, moi je suis architecte mais je suis rédacteur en chef d’une revue d’architecture depuis plus de 20 ans. J’ai rencontré un nombre absolument incroyable d’architectes qui rêvaient de construire en terre et parmi les plus grands, Herzog & de Meuron, par exemple… C’est-à-dire que l’agence pouvait construire le stade de Pékin mais quand elle voulait faire avec de la terre, ce n’était pas possible. Il y a donc vraiment une question de développement de cette manière de construire. En dehors de la technique, vous l’avez dit, il y a encore du travail à faire…
Sophie Bioul : Oui, il faut communiquer sur la construction en terre pour vendre ce matériau et donner envie, donner à rêver, montrer les images, montrer qu’on peut le faire. Il nous faut donner à voir la qualité de ce matériau, savoir le « vendre ». Et c’est vrai que ces dernières années, il y a un glissement dans les besoins de la filière, on est très sollicité, il y a énormément de projets qui sortent en terre crue, on reçoit tous les jours des sollicitations tant et si bien qu’on en refuse beaucoup. Et pourtant, il y a assez peu de projets qui sortent. Donc on se rend compte que le besoin aujourd’hui pour développer l’utilisation de la terre crue dans la construction, ça va être de trouver les moyens de répondre à cette demande croissante. Il nous faut donc sensibiliser, accompagner et former les acteurs de la filière.
On travaille avec un bureau de contrôle, qui demande énormément de garanties techniques réglementaires. Les procédures sont très complexes, coûteuses et longues car il faut justifier de la tenue en compression d’un matériau, de sa résistance à l’abrasion… Il faudrait éviter les complexités, les surcoûts, les désagréments techniques des bureaux de contrôle.
Autre point, sur de nombreux chantiers, on peine à trouver des artisans qualifiés, même pour des matériaux qui sont très proches des matériaux conventionnels comme la brique ou les panneaux. Il y a un facteur psychologique qui fait que les entreprises, qui ne connaissent pas la terre crue, vont augmenter les prix par peur de l’inconnu. Même si l’on organise des formations de 2 jours sur chantiers pour faire une mise à niveau des maçons expérimentés qui ont l’habitude de poser des parpaings. Il n’y a donc pas de raison d’augmenter le prix de manière aussi importante.
Deuxième point, on propose aussi, pour développer la filière, de travailler sur l’identification et la caractérisation des gisements de matières premières. Cela signifie : identifier les terres qui sont disponibles. Aussi, effectivement, Paul-Emmanuel a parlé des terres de déblais disponibles en région urbaine. En fait, l’utilisation de secteur résout deux problèmes en même temps, à la fois celui du déchet des chantiers qui produisent énormément de terres d’excavation qu’on doit traiter et, celui de fourniture de matières premières pour des matériaux. Cependant, sur les chantiers aujourd’hui, on se rend compte que, souvent, on doit aller chercher la terre dans des carrières qui ne sont pas toujours très proches.
Ensuite, une fois qu’on a la matière première, vient la question du mode de production des matériaux. On a parlé aussi des unités de production de matériaux réparties sur le territoire. Effectivement, aujourd’hui, en ayant des unités de production qui sont assez peu nombreuses, on se retrouve avec des grands déplacements de matières et de matériaux qui impactent fortement le bilan carbone et cela pourra évoluer très fortement si on multiplie les lieux de production. Mais par exemple, en France, c’est plus ou moins les industries du béton qui ont mis ça en place. Chez nous, ce sont des petits industriels qui vont le faire. Prochainement au niveau de l’État, il y aura une carte de France avec tous les gisements. Cela sera très utile au développement de filières, pour identifier les acteurs, les besoins et les ressources.
Pour Aquitanis, on a fait tout ce travail d’étude, de faisabilité, d’identification des acteurs de la filière existante qui a permis la mise en application, la mise en œuvre de matériaux, dans un volume assez important sur la ZAC de Biganos.
Paul-Emmanuel Loiret : En fait, sur l’Ile-de-France, le Cycloterre, c’est un projet qui est financé par l’Europe à 80% et qui est autofinancé par les partenaires, pour 20%. Les agences et les partenaires s’endettent. On ne va pas gagner d’argent, on fait ça un peu pour la cause. Et on le fait d’autant plus que tout ce qu’on a produit depuis cinq ans, on va le mettre en open source, on va donner toutes les informations sur la façon dont on a produit, le bâtiment, la façon dont on a mis en place le process de fabrication, etc… On est en train de tout préparer pour que les filières puissent se développer.
En Île-de-France, la construction, c’est à peu près 50 000 à 70 000 logements par an, sans parler des équipements, etc… si on prévoit un mur par logement, cela ferait 500 000 m². Cycloterre, produit 20 000 m², le potentiel est donc considérable. L’objectif est que le maximum de personnes s’engagent dans cette même démarche.
Sophie Bioul : Pour rebondir sur votre question, effectivement, le secteur privé n’a pas les reins suffisamment solides pour porter le changement qui doit s’opérer aujourd’hui dans l’action de bâtir parce que ce sont des petites PME, il n’y a pas de grandes entreprises dans ce secteur. Pour la filière matériaux, c’est très compliqué de mobiliser les fonds et l’énergie, compliqué de s’organiser. C’est aussi l’occasion de faire un appel au service public. Je pense que c’est important aujourd’hui si l’on veut rencontrer les objectifs qu’on s’est fixé en termes d’économie d’énergie et d’écologie, il faut soutenir la filière et lever les freins pour qu’elle puisse se développer.
Emmanuelle Caille : Il y a, en effet, un très gros besoin de planification dans ce domaine… Mais pour information le prochain ouvrage de Régis Roudil qui va être livré en terre cru est dont le maitre d’ouvrage est l’Etat. va très prochainement être inauguré à Paris, pour le quai d’Orsay. Ce bâtiment est peut-être de bo
Sophie Bioul : J’avais encore un point, sur la question du cadre technique et réglementaire. Il y a un facteur humain qui est assez important sur qu’est-ce qu’on peut faire passer comme technique ou pas. Et ça, c’est dû au fait que la terre crue n’est pas une technique conventionnelle aujourd’hui, et donc la filière a besoin qu’on fasse des essais, qu’on puisse justifier des performances des matériaux pour faciliter l’acceptation auprès des bureaux de contrôle et auprès des assureurs. Voilà, on parle de règles professionnelles, de normer les matériaux, ce genre de chose est importante pour faciliter les chantiers et réduire les coûts.
EC : Est-ce que le CSTB donc le centre scientifique et technique du bâtiment, qui est un organisme institutionnel, est-ce qu’il travaille sur cette question ?
Sophie Bioul : On a travaillé avec eux pour les ATEx mais je ne sais pas s’ils ont des projets de leur côté, en autonomie.
Paul-Emmanuel Loiret : Une ATEx est une appréciation technique expérimentale. Cycloterre a financé trois ATEx dont le montant est supérieur à 500 000 euros sur 4 ans. C’est un test qui permet de valider la mise en œuvre d’un matériau, donc de la terre, dans des parois, des façades, des bardages, des cloisons… Il y a de nombreux types d’ATEx. Accepter qu’on puisse mettre en œuvre nos matériaux de cette manière-là, c’est extrêmement difficile. On nous a demandé des choses hallucinantes, notamment de tester nos briques dans des seaux d’eau, pour vérifier si elles tenaient ou de les gratter pendant des heures pour tester l’abrasion, etc. Ils ont fini par accepter.
Le problème c’est qu’effectivement nous avons une culture du béton en France, on est dans le pays qui a inventé le béton, on en est complètement imprégné. L’idéal serait de construire pour démontrer que c’est physiquement possible.
Emmanuel Caille : En fait, la terre, le béton, c’est très proche, assez curieusement. Finalement, les industriels du béton se disent qu’il y a quand même quelque chose à prendre, des savoir-faire, des savoirs industriels, etc. Les industriels, prenant consciences qu’ils n’auront bientôt plus de sable, s’intéressent à la terre. Les constructions en terre auront toujours besoin du béton pour les fondations mais le béton a également besoin de la terre.
Sophie Bioul : Oui, clairement, les entreprises qui produisent du béton aujourd’hui s’intéressent à la terre. Ils proposent des solutions de terre stabilisée, de terre crue. Donc oui, c’est quelque chose qui est très présent.
Une petite parenthèse par rapport à la question de la terminologie, quand on met en relation béton et terre crue, on parle de béton de ciment et de béton d’argile, sachant qu’en fait lorsque l’on parle de béton de ciment, le ciment est le liant. On peut avoir des bétons de chaux, la chaux étant le liant, (très présent dans l’Antiquité). Nous nous construisons en béton d’argile, l’argile étant le liant. Nous utilisons donc également un béton, les techniques constructives sont, de fait, très proches de celles du béton de ciment. Mais effectivement, le béton armé a cette capacité de travailler en compression et en traction, qui est exceptionnelle. Mais l’utilisation de l’acier dans le béton armé pose la question de la corrosion des aciers.
Emmanuel Caille : En fait, il ne s’agit pas de remplacer un matériau, il faut que chaque matériau soit employé à bon escient, au bon moment.
Paul-Emmanuel Loiret : J’ai peu d’espoir qu’on voit un jour des ponts construits en terre, ce serait assez dangereux. Effectivement, le béton fonctionne assez bien, le bois aussi, mais avec le béton, on arrive à avoir des portées et des finesses qu’on n’obtiendra jamais avec la terre.
Sur la question des techniques et du béton terre, ce qu’il faut savoir, c’est que les bétonneux, à la fin du XIXe siècle, se sont inspirés des techniques de construction en terre pour inventer le béton armé dans les coffrages, puisqu’en fait le coffrage était la technique du pisé fait par des charpentiers et dans lesquels ils pisaient de la terre. Le béton est né en Rhône-Alpes et donc en fait, ils se sont inspirés de cette technique pour faire le béton armé. Ce qui est marrant, c’est qu’aujourd’hui, inversement, la terre coulée s’inspire des techniques qui ont été développées par le béton de ciment depuis 150 ans, donc, des coffrages en acier, et on coule à l’état presque liquide, le béton d’argile et, on fait en sorte qu’il se liquéfie assez facilement, qu’il se solidifie très vite, et ensuite on rentre dans des techniques physico-chimiques assez spécifiques.
Alors, le bon matériau au bon endroit ? C’est un adage effectivement connu. Pour autant, je crois qu’on pourrait construire un bâtiment entièrement en terre, peut-être pas le toit et pas forcément les fondations et les soubassements, mais on peut faire un bâtiment porteur. On n’a pas besoin d’une structure forcément en bois ou en béton, etc.
Plus un matériau est utilisé, plus il est intéressant économiquement car il n’y a pas besoin de multiplier les techniques et il est intéressant dans sa mise en œuvre car les chantiers vont plus vite.
Intervention de la salle : Les panneaux en terre quelle structure ils ont ? quelle finition peut-on avoir ? la technique de brique extrudée est passionnante ? La technique de brique extrudée est très intéressante. Est-ce que l’on pourrait considérer qu’une fabrique Cycloterre comme étant une activité agricole ? Qui pourrait s’implanter sur une terre agricole ? Dans les projets de construction à venir, ne pourrait-on pas avoir une règlementation qui imposerait que le volume de terre excavée implique, en surface, une construction en terre ?
Paul-Emmanuel Loiret : je rappelle qu’il y a deux types de terre en fait, deux types de sols : il y a le sol végétal sur lequel pousse la vie et puis, en dessous, il y a le sol minéral, et nous, on ne s’occupe pas de la première strate, on s’occupe des terres à bâtir et non pas des terres à nourrir. Concernant la question des panneaux, nous sommes en train de développer la ligne de panneaux à Cycloterre. Le partenaire scientifique et technique est Amanco. On vient de monter une extrudeuse, nous expérimentons des techniques, cela coutera 800 000 euros. On pousse le panneau qui fait 60 cm sur 1,20 m et sa structure est en fibre, il faut trouver le bon mélange et la bonne plasticité.
Sophie Bioul : Aujourd’hui, ces panneaux existent sur le marché en France et en Allemagne. Pour Cycloterre, nous expérimentons un panneau qui n’a pas de trame, qui est totalement homogène, à base de terre argileuse, de la paille et de la ouate de cellulose, produit recyclé. Les panneaux sont de 2 cm d’épaisseur, très lourds et très résistants. Leur dimension est de 1,20 m x 60 cm. Les blocs de terre comprimée (BTC) sont rejointoyés avec un mortier de même nature que le BTC, si le BTC est en terre cru, le mortier est en terre cru à l’état plastique qui permet de faire la mise en œuvre.
Paul Emmanuel Loiret : Ces panneaux nous voudrions les développer à grande échelle à Cycloterre. Pour les briques extrudées crues, c’est la même technique que les briques de terre cuite, au lieu de les mettre dans le four on les sèche à l’air libre et nous y avons ajouté de la sciure de bois ce qui permet d’intégrer du carbone, ce qui est positif aussi.
Intervention de la salle, les freins sont-ils dus à la réglementation française ou européenne ? quels sont les contacts que vous avez avec des laboratoires étrangers ?
Sophie Bioul : On ne peut pas dire que l’on n’a pas le droit de construire en terre. En fait, aujourd’hui en France, il n’y a pas de cadre qui encadre la construction en terre, donc on est sur une technique qui est non-conventionnelle, il n’y a donc pas d’automatisme. Sur les autres techniques, il existe des documents qui encadrent, des normes diverses qui permettent de construire en respectant tels documents de référence qui permet ensuite d’être assuré.
Paul-Emmanuel Loiret : En fait, ce n’est pas tant qu’on n’a pas le droit, c’est que les normes n’existent pas et donc les bureaux de contrôle et puis après les assureurs, ne veulent pas assurer le bâtiment parce que le cadre législatif n’est pas suffisant.
Sophie Bioul : Il nous arrive d’argumenter auprès de bureaux de contrôle avec des normes allemandes, en montrant que de l’autre côté de la frontière, on peut faire ça, c’est normal, c’est officiel. Mais c’est vrai qu’en France, aujourd’hui, il y a un facteur humain qui est très important : selon la personne qu’on a en face de nous, le bureau de contrôle, l’assureur, selon la connaissance qu’il a du matériau et de ces techniques on aura plus de facilité ou de difficulté à construire en terre.
Il y a des techniques « terre » qui peuvent être porteuses, comme le pisé, la BTC, la terre coulée, et il y a des techniques « terre » qui sont utilisées en remplissage d’ossatures ou en finition, qui sont plus légères ou plus fines. On est donc sur des matériaux qui sont très différents, mais il y a effectivement des techniques qui peuvent être porteuses. La spécificité de ce qu’on appelle le béton de chanvre, c’est qu’il y a beaucoup de fibres, c’est un matériau qui est très léger et qui ne résiste pas très bien à la compression, qui ne va donc pas reprendre de charge, c’est plutôt un matériau isolant qu’on va utiliser pour remplir, pour habiller.
Olivier le Naire : on parlait avant le débat de la question de l’esthétique et Paul-Emmanuel Loiret vous avez présenté une pagode en terre, est-ce que le matériau et la nécessité, la contrainte climatique change l’esthétique ? est-ce que ce qui est beau est ce qui est vertueux ?
Paul-Emmanuel Loiret : oui et non, ce qui est très intéressant, c’est d’arriver à inventer aujourd’hui de nouvelle forme architecturale qui sont en lien avec ce type de matériaux parce qu’en fait ils ont d’autres caractéristiques, d’autres sensibilités, d’autres fragilités, d’autres qualités. Je crois personnellement que la beauté de quelque chose émerge de son sens. Je pense que c’est le sens qui est donné à telle ou telle chose qui fait qu’elle peut être belle ou non. Je crois que lorsque une forme émerge à partir de sa « conformation » avec des éléments naturels ou culturels, un usage, un mouvement des corps, etc, ou alors une esthésie spécifique, c’est-à-dire une perception de l’espace, en lien par exemple avec une couleur qui va renvoyer la lumière d’une manière particulière qui va nous réchauffer le corps ou qui va au contraire nous éveiller ou nous endormir (vous savez que selon le niveau de luminosité, on va créer un certain nombre de molécules qui vont changer notre état d’esprit), effectivement toutes ces choses physiques, sensibles culturelles, vont créer du sens et une certaine beauté.
Il forcément à partir du moment où l’on repense à de nouveaux matériaux à l’aune de la crise climatique, il y a possibilité de réinventer une certaine beauté, qui n’est pas celle d’hier, et il y en aura probablement d’autres à l’avenir aussi.
Emmanuel Caille : Merci, je crois que c’est bien de conclure ainsi et, je crois que bien que la terre soit un atout considérable pour combattre la crise environnementale, je trouve bien que la conclusion soit de dire que la terre vaut pour elle-même. Même si elle n’avait pas toutes ces vertus environnementales, elle vaudrait aussi la peine d’être utilisée. Il ne faudrait pas que la terre soit uniquement utilisée parce qu’elle est vertueuse, comme on vient de le prouver, mais il faut construire en terre car elle produit de la beauté et, pour les industriels, elle est source également de profits.