Comment densifier l’habitat pour préserver nos terres ?

Animé par Olivier Le Naire avec Fabien Gantois (président du Conseil national de l’Ordre des Architectes de la Région Ile-de-France), Béatrice Julien-Labruyère (paysagiste-conceptrice, présidente de la Fédération française du paysage de la Région Ile-de-France), Augustin Rosenstiehl (architecte et commissaire de l’exposition « Capital agricole » réalisée au Pavillon de l’Arsenal en 2019).

Lutter contre l’étalement urbain et le tout pavillonnaire est devenu impératif. Mais comment aborder ce virage en le voyant comme un atout et non une contrainte ?

Olivier Le Naire  : Bonjour à tous. Il faudra peut-être un jour, qu’un photographe ou qu’une espèce de Yann Arthus Bertrand ou un cinéaste nous montre à quel point notre monde a changé, nos vies ont changé, le visage de la France et le visage du monde ont changé depuis 70 ans, avec le grand développement économique qu’on a connu. Longtemps, on a pensé qu’il s’agissait de progrès, de confort d’emploi, de croissance économique. Et effectivement, ça l’a été. On a bétonné les terres, artificialisé, construit, étalé, répondu au désir des Français et des Européens d’avoir des pavillons avec des jardins. Tout cela paraissait naturel et normal. On vivait aussi sur une ville qui était déjà très dense, avec peu d’espaces verts, qui s’est élargie en périphérie. Et puis, petit à petit, à la fin du XXe siècle, on a fini par se rendre compte que cela posait des problèmes et qu’il fallait remettre en question ce modèle. Il y a eu des inondations incontrôlables du fait que les sols étaient devenus imperméables. La biodiversité en péril, l’indépendance alimentaire menacée, on l’a vu au moment de la COVID. Et puis cette espèce de gâchis esthétique qui a quand même posé énormément de questions. Aujourd’hui la nécessité de repenser ce modèle semble à peu près une évidence.

Mais comment limiter l’étalement urbain quand les Français rêvent encore de ces pavillons avec jardin, et plus encore après la pandémie ? Comment concrètement densifier l’habitat pour préserver nos terres ? Comment construire en hauteur, sans nuire à l’esthétique, au paysage et au côté humain de la ville ? Comment se réapproprier les friches industrielles, militaires, commerciales, pour réinventer un territoire résiliant ? Comment mettre d’accord élus, aménageurs, architectes, paysagistes, agriculteurs et citoyens pour faire émerger la ville désirable de demain ? Ce sont ces questions que nous allons aborder maintenant, avec nos invités.

Béatrice Julien-Labruyère, bonjour, vous êtes paysagiste-conceptrice et vous êtes présidente de la Fédération française du paysage pour l’Ile-de-France. Fabien Gantois, quant à vous, vous êtes président de l’Ordre des architectes d’Ile-de-France. Augustin Rosenstiehl est architecte (il aura quelques minutes de retard), a fait une exposition assez remarquable, en 2019 à l’Arsenal, traitant du « Capital agricole ». Cette exposition montrait à quel point, depuis 70 ans, le paysage en Île-de-France a changé. Et comment, petit à petit, on a grignoté sur les terres agricoles.

En attendant son arrivée, j’aimerais, Béatrice Julien-Labruyère et puis Fabien Gantois, que vous nous expliquiez comment le paysage peut changer, à quel point il a pu changer depuis 70 ans et les questions que cela nous pose aujourd’hui.

Béatrice Julien-Labruyère : C’est une question qui peut prendre un peu de temps pour y répondre. Merci tout d’abord pour cette invitation, merci au Maire de Versailles, à vous, tous et toutes. Juste pour me présenter un peu plus finement. J’ai travaillé de nombreuses années dans un CAUE en Île-de-France, en’Essonne. Sur ce territoire, j’ai compris, j’ai appris tous les enjeux du paysage. Les problématiques du paysage du Paris très dense jusqu’aux terres agricoles, et cette question du périurbain et de ces petites enclaves agricoles qui sont une armature pour l’Ile-de-France exceptionnelle. Dans la dernière biennale, nous avions une présentation d’Alexandre Chemetoff qui s’appelait « Le Goût du paysage » à l’École du paysage de Versailles. Cette exposition a pu montrer la diversité des terres agricoles en Île-de-France. À l’époque même, il y avait malheureusement Notre-Dame des Landes qui était « en feu » …  J’ai donc beaucoup travaillé sur ce sujet-là et je suis très heureuse qu’on puisse parler aussi de cette région,  ce matin et, peut-être, avec notre interlocuteur quand il arrivera tout à l’heure. Ensuite, dans mon activité, je suis aussi à l’Agence Ter, paysagisme et urbanisme. Cette agence est gérée par 3 associés, Henri Bava, Michel Hössler et Olivier Philippe, paysagistes, membres d’un collectif depuis 36 ans, en activité. Selon moi, ils représentent bien notre profession qui est, quand même, une profession assez jeune, qui a émergé au sein de la ville de Versailles, au Potager du Roi. Le Potager est vraiment le terreau de cette profession et de cette pensée « paysage » avec, derrière, un héritage assez fort de grandes figures, dont on pourra parler, de Le Nôtre jusqu’à certains pionniers ou même, ce que j’appelle moi, la french touch, avec la génération de Michel Pena qui est présent dans la salle. Voilà notre héritage, l’héritage de cette profession. Et puis il y a toutes les actions menées par cette profession, déjà depuis 70 ans. Actions qui ont permis aussi de transformer complètement les paysages. Et puis, la relation entre agriculture, urbanisme et vivant, c’est notre sujet. À l’École du paysage de Versailles, je suis enseignante depuis de nombreuses années et j’ai beaucoup travaillé sur la question de la transition écologique. On a monté des chaires. On a fait des grands travaux avec les élèves sur les territoires et j’aime beaucoup dire aux élèves qu’en fait, la réalité est un peu inconcevable pour certains sujets. Il y a une surconsommation qui est inconcevable dans tous les sens et comme la réalité est inconcevable, nous avons le droit de faire des concepts inconcevables. C’est ce que nous faisons dans les travaux à l’École et dans cette école de paysage. Il y a donc, depuis 10 ans déjà, des séminaires d’agroécologie, où les jeunes paysagistes sont avec des agronomes et, ensemble, ils réfléchissent à un avenir qui concerne évidemment l’urbanisme et l’architecture. A la Fédération française du paysage de la région Île-de-France, mais aussi au national, il y a tout un réseau d’idées sur le paysage, lui-même, comme quelque chose qu’il faut que l’on protège, qu’on partage. L’héritage de cette profession, c’est tous ces paysagistes qui travaillent au quotidien sur des sols très abîmés, anthropisés. Ce sont tous ces projets de paysages qui sont faits sur des sols anthropisés qu’il faut retravailler. Donc là, il y a un renouveau de cette question des sols en ce moment au sein de notre profession que l’on partge avec les écologues, avec les architectes, avec les urbanistes ; il y a un élan de pluridisciplinarité qui est vraiment favorable. Effectivement, ce serait peut-être intéressant qu’on parle tout à l’heure un peu de la région Île-de-France avec Augustin Rosenthiel et que l’on puisse séparer les question de densification de celle de la préservation de l’agriculture.

Olivier Le Naire : Il faudrait rappeler pourquoi la question de préserver les terres est un sujet important car cela reste un sujet qui, auprès du grand public n’est pas forcément perçu et entré dans les esprits.

Béatrice Julien-Labruyère : Préserver les sols, ça veut dire considérer le vivant, puique le sol est vivant. Il est composé d’air, d’eau, d’éléments. Ce vivant qui respire est la base. La question des sols est donc la question du vivant. C’est un sujet de biodiversité, c’est un sujet de climat aussi, puisque nous avons dans les derniers rapports du GIEC, vu des travaux qui ont été très intéressants sur la question de la meilleure utilisation des sols, en général. Ce serait formidable d’entendre les climatologues parler de la richesse des sols, sous l’angle de la montée des eaux. En fait, la montée des eaux va arriver, donc on ne pourra pas changer les choses même si on a de très bonnes idées politiques et des engagements, quelque part, c’est un peu trop tard. Il faut donc gérer ce sujet-là et l’anticiper puisqu’on sait que ça va venir. Il faut que l’on mette en place une meilleure utilisation des sols. Il faut réinventer une agroécologie, donc une agriculture qui soit basée sur la polyculture. On parle beaucoup de permaculture, c’est un peu comme un nouveau mot, mais aussi quelque chose d’ancestral et, il est tout à fait intéressant de se dire que la terre a toujours besoin de s’enrichir. C’est un vrai sujet la replantation des haies, on a dans la nouvelle PAC quelques éléments sont mis en place.

On a la chance à Versailles d’avoir une climatologue qui s’appelle Nathalie de Noblet, qui travaille dans un labo de recherche à Saclay et qui est venue sonner à la porte de l’École du paysage. Partant du constat que dans son laboratoire, les chercheurs écrivaient des rapports mais n’agissaient pas concrêtement, elle est venue nous demander si nous, en tant que paysagistes, nous arrivions à rendre des services au climat, même à petites échelles ? Nous avons engagé un travail ensemble car finalement, le sujet du climat est transcalaire. Un groupe de travail a été créé au niveau de la région Île-de-France. Valérie Pécresse en a parlé hier, lors de l’ouverture de la Bap. Ça s’appelle le GREC Francilien. C’est un groupe de travail, un groupe de scientifiques sur le climat, sur la région Île-de-France, qui essaie de montrer les évolutions des transformations d’îlots de chaleur. Par ailleurs, la question des vents peut être un nouveau sujet encore pour aérer les villes.

Olivier Le Naire : Sur la notion d’étalement des terres, en tant qu’architecte, est-ce que vous sentez qu’il y a de la résistance auprès du grand public ?

Fabien Gantois : C’est une question compliquée, il faudrait déjà bien savoir ce qu’est le grand public. Ce qui se passe finalement dans l’histoire de l’humanité jusqu’à l’événement de l’industrialisation, donc au milieu du XIXe siècle et qui prend toute sa puissance avec les deux guerres mondiales, c’est une accélération. C’est la sortie du monde de la figure. C’est-à-dire que jusqu’à présent, dans l’humanité, les villes sont dans des systèmes de figures. C’est la figure évidemment de l’enceinte militaire, fortifiée, protégeant les habitants. Puis, il y eu la possibilité de recréer une ville en dehors de la figure militaire et de son enceinte, et de sortir avec cette ville fantastique avec jardins et espaces pavillonnaires. Démilitarisation, lotissement, poussée démographique, c’est l’apologie de la ville. C’est le temps des cités-jardins et de l’industrialisation, car ici la question de l’économie est cruciale. La « cité radieuse » de Le Corbusier où évidemment il y a une volonté affichée de lutter contre l’étalement urbain, son petit schéma avec les 1600 pavillons dessinés les uns à côté des autres et qui tiennent dans une barre, ou le schéma de Wright qui montre un urbanisme distributif, c’est-à-dire une distribution de la forme pleine et de la forme vide, la forme vide pouvant accueillir des parcs et des jardins, mais aussi de l’agriculture.

Juste après la Seconde Guerre mondiale, on reconsidère le milieu agricole comme un système de valeur économique et non plus comme valeur d’usage, avec des paysages et la valeur des sols, avec aussi un bien-être quotidien et c’est ce qui se passe sur les espaces vides. Après-guerre, il y a une forte demande de maisons individuelles, comme une matière première. Mais néanmoins, il y a des choses qui sont riches à prendre en compte. C’est évidemment la question de relation à la nature qu’à ce moment-là, la ville n’est plus capable de régler puisque la ville reste quand même en surdensité.

C’est la question évidemment du bien-être aujourd’hui : un confort thermique parce qu’on est au frais, on est auprès de la végétation, etc. Et c’est, je pense, quelque chose qui est crucial et qui nous intéresse, nous au premier chef les architectes, c’est ce que moi j’appelle la « plasticité du logement ». C’est-à-dire que dans cet habitat, il y a une richesse d’habiter, il y a une cave, il y a un grenier. Et puis il y a une forme de droit aussi à transformer son logement, on est chez soi, on peut s’imaginer un avenir, on peut se projeter.

On peut nourrir effectivement une nouvelle réflexion qu’on doit avoir sur la fabrication du logement. La question de Notre-Dame des Landes a montré qu’il ne faut plus artificialiser les terres et c’est devenu une question éruptive, parce que ça touchait tout un modèle. En face, il y avait des gens qui disaient qu’on a besoin de croissance, d’économie, de liberté, etc… Rappelez-vous le fameux crapaud à bosse dorée… et puis vous avez, d’un autre côté, des impératifs de notre époque qui font qu’on doit repenser totalement la façon de reconstruire la ville sur la ville.

Olivier Le Naire : Augustin Rosenstiehl, on devait commencer avec votre présentation. Moi je vous propose une chose, on termine sur cette partie du constat avant d’arriver aux solutions. Comment densifier la ville, repenser la ville, reconstruire la ville sur elle-même ? Après on terminera sur la question d’acceptabilité.

Fabien Gantois : Aujourd’hui, le grand public vous dira toujours qu’artificialiser davantage les terres, évidemment, ce n’est plus possible. Aujourd’hui le public a pris conscience de la crise climatique qui est palpable. C’est-à-dire qu’à chaque été, il devient de plus en plus palpable que le climat est en mutation, et désormais les questions de sécurité alimentaire se posent également. Pour nous, architectes, urbanistes, paysagistes, la question, c’est comment on fait pour créer de l’habitat à valeur égale, au mètre carré, un habitat de qualité, avec de la lumière, un bel espace, etc. Donc le défi qui est lancé, en tout cas pour nous, architectes, urbanistes, c’est ça, mais aussi pour les politiques, avec la valeur du foncier.

Regardez les pétitions qui circulent auprès des industriels, des artisans, qui se disent « mais comment, moi, je vais rester compétitif en implantant mon entreprise aujourd’hui ? J’achète un hectare de surface agricole 25 000€, 2,50€ le mètre carré. Demain, on recrée de la survaleur sur cette surface agricole, c’est extrêmement intéressant de redonner de la valeur d’usage encore une fois ». Néanmoins, on fait augmenter sa valeur d’échange dans le circuit économique, comment on fait pour maintenir un équilibre foncier extrêmement peu cher et qui, effectivement, interroge notre relation au monde agricole ?

Béatrice Julien-Labruyère : Pour être claire, il va falloir accompagner les villes à travailler leurs sols et leurs pratiques paysannes en ville, mais il y a encore beaucoup de barrières et de problématiques. En fait, on n’est pas encore tout à fait prêts dans nos commandes à faire ces choses-là. On est obligé de faire de la recherche aujourd’hui, de pousser les bureaux d’études à travailler sur les sols. Il y a beaucoup d’urbanisme temporaire pour essayer de faire bouger les choses, donc on a un gros travail en ville pour influencer ces pratiques paysannes dans le périurbain pour préserver l’agriculture. Il y a peut-être des territoires sur lesquels il faut d’abord préserver et on verra après, comment on fait, comment on construit. D’abord, préserver et construire peut-être. Les terres agricoles sont des espaces vivants. Et il y a beaucoup de jeunes équipes paysagistes qui sortent de l’école avec cette philosophie d’agence.

Olivier Le Naire : Bonjour Augustin Rosenstiehl, vous êtes architecte et vous avez lancé une très belle exposition en 2019 à l’Arsenal qui s’appelait « Capital agricole ». Vous nous avez préparé une projection, on va essayer de la faire un peu plus vite que prévu, du coup. Pouvez-vous nous expliquer alors la philosophie de cette exposition ? Et puis nous montrer rapidement, qu’on se rende compte de ce qui s’est passé, du saut énorme qui a été fait en 70 ans ?

Augustin Rosenthiel : L’idée de cette recherche menée avec un collectif d’une vingtaine de chercheurs est de réinterroger la question des emprises du sol, c’est-à-dire les emprises actuelles qui sont divisées dans ces 3 grandes familles que sont l’urbain, la nature et l’agricole. Mais aussi de requestionner la notion de campagne et de pays, notamment avec l’Institut de géographie, pour pouvoir comparer avec le passé.

Quelles sont les conséquences de la disparition complète d’une notion qui a existé, qui était celle de la « banlieue agricole », mais qui est bien à distinguer de celle de la « campagne » ? L’Ile-de-France est évidemment la campagne la plus riche du pays puisque c’est ce territoire qui a donné son nom à la France, et qui, avec ses plateaux calcaires, ont toujours rempli les caisses de l’État. Saluons par exemple la formidable inventivité du Gâtinais qui est une terre beaucoup plus pauvre que ses voisines, qui, elle, va aussi produire sur des terres très spécifiques.

Il faut comprendre qu’à l’époque, vers 1900, l’Ile-de-France est peuplée de plus de 5 000 000 de personnes dont 3 000 000 dans Paris, c’est-à-dire 700 000 individus de plus qu’aujourd’hui. 1 000 000 de personnes vivent dans cette campagne extrêmement productive mais qui va arriver à saturation, c’est-à-dire que les enfants n’ont plus de débouchés. Il va y avoir ce qu’on appelle un « ghetto paysan » et une migration forte vers la ville, mais pas vers Paris, vers la banlieue.

Face à cette population locale, des jeunes qui sont aussi issus du milieu ouvrier vont acquérir des terres, toutes petites, parfois moins d’un hectare, ce qui est 30 fois en dessous des standards de la paysannerie puisqu’il faut à peu près 30 hectares, à l’époque, pour tenir une ferme et pour produire de façon à concurrencer le modèle économique des fermes. La notion de ville, alors, est complètement agglomérée autour de Paris. Et on va avoir des activités agricoles spécifiques. Territoire très hybride, la campagne est remplie de chemins vicinaux et on peut repenser à la notion d’espace public au sein de la campagne. Les maisons ne sont pas entourées de jardins et les chemins vicinaux sont des rues. Il y a énormément d’industries au sein de cette campagne, nous sommes bien dans la campagne classique, des petites industries qui sont évidemment lieux de la transformation des produits agricoles. La notion de ferme est très imbriquée avec l’habitat.

Les transports de l’Ile-de-France sont tout autant pensés pour transporter les hommes, mais aussi les bêtes et les produits. On s’arrête beaucoup dans des stations qui sont en plein champ et il y a des réseaux ferrés privés qui sont tout à fait mixtes dans leurs fonctions. Il faut savoir que la nature, à cette époque-là, est au-delà des champs et de la ville mais elle est tout autant agricole que les autres. Simplement, c’est une économie. Les forêts, c’est aussi un lieu habité et d’architecture puisque dans chaque forêt d’Île-de-France, on compte cette forme d’habitat et donc c’est un lieu de chasse, de pêche, de petites tâches, d’économie secondaire face à la ville avec ces jeunes issus de la campagne, mais aussi du monde entier et du monde ouvrier. A cette époque, on va compter des Japonais, des Belges qui font des chicons, des Anglais qui font des fleurs, des Italiens qui s’occupent des champignons et chacun y va de son inventivité.

À tel point que la production explose puisqu’en 1890, 81% de ce qui se consomme par les 3 000 000 de Parisiens est produit dans l’actuelle aire de la métropole, c’est-à-dire du Grand Paris. Vous pouvez donc imaginer la puissance de cette production. En 1930 on est encore à 60% des 560 tonnes de frais qui sont produits, consommés et vendus aux Halles de Paris. 80% de ce qui est vendu aux Halles correspond à 99.9% de ce qui est consommé. On réfléchit bien évidemment à la question du stockage. On a toute une histoire de recyclage puisque les boues et les terres qui sont autour de Paris sont de mauvaise qualité, celles qui sont immédiatement dans la banlieue, ce ne sont pas les grands plateaux qui sont très riches et donc les terres sont amendées à partir des boues. Les terres deviennent fertiles et l’inventivité incroyable (qu’on explique par cette population cosmopolite, qui importe une multitude de savoirs). Lorsque la pression foncière va arriver, ces personnes vont déménager avec leurs terres.

Toute cette histoire que je vous raconte a été plus ou moins remplacée par une nouvelle histoire qui induit l’adoption d’une nouvelle stratégie. La nature, c’est très intéressant puisqu’on observe une très grande chute de la biodiversité, une chute du vivant. Pour se renseigner sur les espaces, construits, agricoles, non construits et non agricoles, on a produit des cartes extrêmement en partant de cartes militaires des états-majors.

Les maisons individuelles (petite maison et petit jardin) dont on a parlé n’existaient pas en 1900. Aujourd’hui, les bois sont devenus des zones de loisirs, des zones de nature (parcs où sont pratiquées des activités sportives, de l’urbanisme vert, etc). En règle générale, des boîtes posées sur des dalles de béton, ça ne va produire une grande quantité de nature. Les zones pavillonnaires, comme je le disais, qui pourraient apparaître comme un petit paradis mais qui, en même temps, ont beaucoup ruiné la biodiversité. En effet, il faut savoir que plus une terre est riche, moins elle accueille la biodiversité.

En conclusion, je voudrais simplement dire qu’il y a cette idée qu’on a retiré aux paysans, la responsabilité et la régulation du vivant. Peu d’espèces sont uniquement nuisibles, donc elles sont régulées au sein des productions. Quant à la fertilité des sols, au sens agronomique, elle s’oppose complètement à la biodiversité : plus un sol est riche, moins le nombre d’espèces sauvages susceptibles de s’y implanter est important, parce qu’il va n’y avoir que les espèces sauvages hégémoniques. C’est la complexité géographique, l’imbrication et la taille des exploitations qui, néanmoins, permettent aux vivants de trouver leur place.

Olivier Le Naire : Hier, Michel Desvigne disait dans le débat que finalement, tout ça est une chance parce qu’on avait des villes très denses et puis, ensuite, on a créé des tas de zones effectivement plus ou moins artificielles. Finalement, la chance aujourd’hui, c’est de pouvoir reconstruire sur des friches commerciales, sur des friches militaires, sur des friches industrielles, à l’image de Lens, etc… Paradoxalement, alors que tout le monde se dit que tous ces pourtours de ville sont un massacre, que c’est très laid, que l’on a pollué, pour Michel, et il le montre très bien dans son exposition à Gally, que je vous invite à aller voir, il montre très bien, justement, comment un des facteurs de résilience pour réinviter la ville de demain, réinventer la ville de demain, c’est ça, c’est finalement d’aller chercher, de créer des territoires et de créer des zones mixtes. On remet de la biodiversité justement en recréant des espaces humides, en rendant des services à la ville. Qu’est-ce que vous en pensez Béatrice ?

Béatrice Julien-Labruyère : Ça me fait penser à plusieurs choses. Tout d’abord, je voulais vous remercier pour la présentation de votre travail, Augustin, pour cette exposition, et le livre qui sont une Bible. On a beaucoup appris sur la France et l’Ile-de-France et son agriculture du XIXe siècle. On voit bien que ce sujet est une illustration sociale d’un mode de vie, d’un modèle de ville, et qui est peut-être l’avenir de la ville. Ça peut être même un rebond pour la ville.

Olivier Le Naire : Alors, ce grand projet qui est sur le plateau de Saclay, cette idée de prendre place, de prendre de l’espace, d’implanter d’autres formes de vivant dans ces lisières, justement, entre ville et campagne, de cultiver des zones humides, est très intéressante. À travers tout cela, il s’agit de faire vivre mieux les gens sur des territoires. On peut créer des parcs, de l’habitat comme ça va se faire à Gally, un mélange d’habitat et de verdure avec des espaces de mobilité, des lieux pour faire du vélo, pour aller d’un espace à l’autre, c’est-à-dire repenser une ville plus verte, plus respirable.

Fabien Gantois : À chaque fois qu’on a pensé la ville, on a toujours pensé, dans l’imaginaire collectif, qu’on allait la penser sur des territoires neufs. Finalement je pense que c’est la première fois dans l’Histoire que l’on doit penser la ville sur des territoires qui sont déjà construits et on doit faire avec. C’est une question d’une forme d’imaginaire augmentée par la réalité car ce n’est pas l’imaginaire qui va se plaquer ex nihilo sur une réalité, c’est une réalité qui va venir alimenter l’imaginaire. Nous, les architectes, on fait deux choses : on dépose des permis de démolir, parfois on n’aime pas, puis on fait des permis de construire. Aujourd’hui en France, il n’y a pas de permis de réhabiliter, et c’est un sujet parce que, déjà dans l’inconscient collectif, ça n’existe même pas.

Je pense qu’aujourd’hui on doit abandonner la question de la figure parce qu’on travaille avec le vivant et que le vivant n’a certainement pas de figure. Mais au-delà de cette question de la catégorisation des espaces verts, il y a ce qui s’y passe d’un point de vue faunistique mais aussi floristique, comme matière à travailler, un travail pluridisciplinaire, avec une quantité d’informations pour comprendre dans quel univers on doit projeter, qui devient de plus en plus complexe, c’est-à-dire qu’avant l’univers de projet de l’architecte, c’était assez simple, c’était l’espace en 2 dimensions, voire parfois en 3 dimensions, avec une topographie, on se posait la question un peu de l’humidité des sols, mais la question du vivant à proprement parler, on ne la voyait pas forcément très bien.

La ville s’est construite sur les terres les plus riches, donc il y a une opposition dans la nature même de la ville dans laquelle on vit. Il y a une opposition qui est ville contre agriculture ou ville contre nature, et aujourd’hui en fait, on doit résoudre cette question là, qui est extrêmement complexe. Zones urbaines, zones agricoles ou zones naturelles, on est dans un couplage, dans un tissage à mettre en place, un vrai défi pour nous parce que ça nous invite à devoir connaître des choses qu’on ne connaît pas tout à fait. C’est à dire que tous les principes symbiotiques, on doit les connaître pour mettre en place des éléments de symbiose, pour rentrer dans une véritable durabilité.

Augustin Rosenthiel : On pourrait même penser au permis de mettre en ruine. Cela pourrait s’inscrire dans une nouvelle stratégie, c’est très difficile à faire et ça pourrait être encore plus difficile. Il faut savoir ce qu’on peut faire immédiatement. La mise en ruine par exemple, on sait que les ruines sont des fantastiques formes d’habitat pour le vivant. Tout le monde sait que l’agricole c’est de la dynamite, en termes politique. Pour les responsables, quand il s’agit de prononcer ce mot, c’est explosif.

Béatrice Julien-Labruyère : Justement, sur la notion d’écoquartier, les quartiers comme ceux de Lens sont des quartiers construits sur des sols extrêmement pollués. Des vallées entières, des territoires comme ceux de Lens, sont désormais des secteurs sur lesquels nous allons de plus en plus travailler. Il y a déjà des expériences intéressantes, je pense, notamment, à Strasbourg, 79 hectares de nouveaux quartiers ont été construits sur un ancien port industriel, pour faire de la ville. Dans ce type de projet, on commence d’abord par travailler les sols et par les régénérer, comme si c’était des terres agricoles qu’on allait mettre en place. Sauf qu’on va faire de la ville. Les nouveaux quartiers de demain, c’est redonner plus d’écologie à nos villes, ça va plaire aux promoteurs. Il faut que ce soit des élus très engagés pour faire des choses comme ça. On parle d’agriculture urbaine et il y a des gens qui s’en réjouissent, qui trouvent cela merveilleux, qui trouvent que c’est de la pédagogie, peut-être, même si ça ne nourrira pas la ville. Au minimum, ça la rend plus verte, plus vivante.

Olivier Le Naire : En période de pandémie, au moment où la ville se réchauffe, on a besoin de tout ça, de cette terre et, en même temps, beaucoup considèrent aussi que ce sont des trucs de bobos, que faire des toits végétalisés et tout ça, c’est un peu du gadget.

Fabien Gantois : Oui, ça pourrait être du gadget, mais je pense que c’est extrêmement intéressant parce que ça amène de la valeur d’usage encore une fois en ville, c’est-à-dire qu’effectivement on peut s’interroger : « est-ce qu’on va nourrir avec un jardin de 100 m², 80 centimètres de pleine terre, est-ce qu’on va nourrir les gens un peu ? » Nous n’atteindrons pas d’autonomie alimentaire totale, encore que, c’est à voir… Avec 2 hectares, on fait quand même pas mal de choses en maraîchage intensif, c’est sûr. Mais surtout ce qu’on voit, c’est que ça ramène des espaces importants pour, j’allais dire la santé psychologique des habitants, et parfois cela s’inscrit dans des projets de réinsertion. L’agriculture peut donc, aussi, être un support d’autre chose, en dehors de sa valeur productive. Après, je crois que si l’écoquartier reste un modèle en soi applicatif, sur un espace sur lequel il s’installe, ce n’est pas extrêmement intéressant mais si je rebondis sur ce que dit Augustin sur la question de la ruine, c’est intéressant parce qu’encore une fois, moi je reviens sur la question des modèles de conception et ce qui est intéressant dans le monde dans lequel on entre, c’est « est-ce que ce n’est pas une richesse pour faire autrement ? » Est-ce un nouveau substrat sur lequel on peut implanter des choses ? Si on se sert de nos ruines, de nos déchets comme d’un nouvel élément sur lequel on créé ce modèle écoquartier, cela peut être intéressant. Finalement, la production industrielle, la production sociale devient quelque chose d’extrêmement positif et de fondamentalement nouveau.

Olivier Le Naire : Cette notion d’économie circulaire, finalement, elle est aussi valable dans le domaine du bâtiment. Vous parliez de réhabilitation, tout ce patrimoine industriel, on le voit partout réutilisé, les anciens docks, les anciennes usines…

Fabien Gantois :  La question du remploi des matériaux est cruciale, pour des questions énergétiques, évidemment, avec ce qu’on appelle « l’énergie grise », donc l’énergie qu’il a fallu consommer pour produire tel ou tel matériau, mais c’est aussi une question de mémoire. Les choses se transmettent. On est quand même des animaux qui agissent sur la question de la transmission, on se transmet les choses les uns, les autres. Concernant la ville, qui est une œuvre, même si c’est la ville industrielle, c’est un acte de mémoire. Et je crois que les architectes, les paysagistes sont extrêmement attentifs à cette question de la mémoire. On ne rase pas une ville, on ne fait pas un autodafé avec une ville.

Augustin Rosenthiel : La relation agriculture/ville, c’est aussi une relation d’équipements. La transformation des campagnes en espaces verts, ç’a été l’idée d’équiper la ville avec de la nature et la belle-mariée de la ville, c’est à la fois la nature, le vivant et ce n’est pas l’agriculture. Or la nature n’équipe pas la ville, c’est un leurre, ça n’est pas une forme d’équipement. L’idée étant de retrouver une notion d’équipement agricole de la ville et de la banlieue, et qui est tout à fait troublante quand on prend le cas de Paris.  Paris est conçu comme une pièce de nature, le Haussmannien c’est un bois, c’est une forêt, ce sont des axes et c’est une fantastique organisation d’arbres, c’est un paysage et c’est extrêmement difficile d’équiper cet appareil là, avec des petites choses sur les toits, etc. Aussi, il convient peut-être de cultiver et de produire autrement dans les sous-sols ou peut être dans les usines.

Olivier Le Naire : Merci, je vais donner la parole à la salle. J’aimerais juste dire que l’on a l’impression, à vous écouter, qu’une grosse part de la solution, c’est évidemment d’apprendre à travailler différemment, mais surtout, à travailler ensemble. C’est la spécificité de la biennale d’architecture et de paysage, François de Mazières l’expliquait hier, c’est vraiment la seule qui existe au monde où l’on met ensemble des architectes et des paysagistes et ça, c’est complètement nouveau. Michel Desvigne expliquait aussi qu’on confie désormais à des paysagistes, ce qui était demandé à des urbanistes autrefois. Donc la solution est là. Est-ce que finalement vous avez l’impression que les 2 professions sont prêtes à travailler ensemble ? Que cette nouvelle génération, elle est là, elle est prête, elle est au travail et que c’est clair dans sa tête.

Fabien Gantois : J’ai la particularité de travailler à l’école d’architecture de Paris La Villette sur des questions urbaines, avec une paysagiste. Donc la question aujourd’hui de l’aménagement urbain ne peut pas se faire sans les paysagistes. En plus, notre sujet c’est « Densifier sans s’étaler ». C’est vrai qu’on voit encore dans des écoles, malheureusement, des projets d’architecture qui se développent sans connaitre le lieu. Aujourd’hui, pour embellir les villes et leurs entrées, les rafraîchir, penser au confort thermique des bâtiments, cela ne peut plus se faire sans penser à la question de la qualité des espaces extérieurs, des essences qui sont plantées, de la nature des sols… L’ensemble des aménageurs de l’espace doivent travailler totalement ensemble. Donc il faut qu’au niveau de la pédagogie, de la formation initiale mais aussi de la formation continue, notamment des architectes, ces questions continuent à être diffusées.

Olivier Le Naire : Il faut mais est-ce que c’est en route ou pas ? Vous avez le sentiment que nous sommes en bonne voie ? ou reste-t-il encore beaucoup de travail à faire ?

Fabien Gantois : Je connais des endroits où l’architecture se pense encore bien trop comme un objet, c’est-à-dire un objet contre la ville. Mais ça, c’est un point de vue théorique.

Béatrice Julien-Labruyère : Urbanisme vivant, urbanisme agricole, on est vraiment sur la même longueur d’ondes aujourd’hui, ici, entre architectes et paysagistes. Ce sont vraiment des sujets qui sont complémentaires, qui sont partagés, qui sont conceptualisés et qui s’emboîtent les uns dans les autres. Ils ne sont pas du tout en concurrence. À l’École de paysage de Versailles et à l’École d’architecture de Versailles, depuis 1 an, il existe une formation post-bac commune entre architectes et paysagistes et art, en y associant, l’École d’arts de Cergy. Pour la première année, nous avons de jeunes concepteurs qui travaillent sur 3 sujets, 3 perspectives : l’art, l’architecture, le paysage. L’héritage de Le Nôtre, les jardins alimentaires, les projets pédagogiques de transmission, de fabrication, de conception de projets.

Olivier Le Naire : Merci. On aurait pu parler encore beaucoup de choses. On n’a pas parlé de la question de la densification de la ville, de la question de la construire en hauteur ou pas.

Questions de la salle : Vous parliez, Augustin, du mal que vous aviez pour faire intervenir des agriculteurs en lieu et place de résidentialisation et que l’agriculture était une bombe atomique, pouvez-vous nous en dire plus ?

Augustin Rosenthiel : Je peux parler de modèles que nous cherchons à mettre en place sur la transformation de résidences. Les jardins de multiples opérations de logements collectifs, peut être réalisés par des promoteurs, par des bailleurs ou dans des montages mixtes, et d’arriver à saisir les parties non construites comme des concessions, et d’un point de vue notarié cela se fait, et c’est aussi une façon économique, très intéressante, d’entretenir ces paysages au profit d’une production. Après il faut trouver des acteurs, on recherche les enfants, les héritiers d’agriculteurs qui sont en place. Nous trouvons différentes formes d’implication, certains sont très politisés, d’autres plus techno, ou engagés sur des actions de réinsertion. On trouve de la demande à partir des jeunes dont les parents étaient propriétaires de ces terres qui sont transformées. Ensuite quand les agriculteurs pensent que c’est compatible, qu’ils font confiance, ils proposent des pâturage ou des vergers devant des résidences, nous nous trouvons en face d’élus qui considèrent que ce n’est compatible, qui s’inquiètent des nuisances sonores, des nuisances chimiques et que tout cela glisse vers la belle mariée, la priorité est la nature et l’éco-quartier. On va alors enlever l’activité agricole pour retrouver du vivant. Nous nous engageons un travail en proposant des habitats sur pilotis pour permettre l’habitat de la faune et de la flore et de concilier les activités humaines. on arrête de même en opposition l’idée que l’espace agricole peut être un espace de jouissance n’est pas dans l’ADN des français. L’idée est que l’habitat de la faune et de la flore doit permettre à l’humain, au vivant et à l’agricole de bien concilier et surtout d’arrêter de mettre en opposition l’idée que le territoire agricole est un territoire uniquement de production et que la nature est un espace de jouissance. La notion du labeur reste totalement imbriquée avec les terres agricoles.

Olivier Le Naire : Je vous remercie tous pour votre présence.