Le grand retour des villes moyennes

Animé par Olivier Le Naire avec Caroline Cayeux (maire de Beauvais, présidente de Villes de France), Jean-Christophe Fromentin (maire de Neuilly-sur-Seine, président du collectif villes moyennes.org), Philippe Madec (architecte spécialiste de l’architecture écologique et vernaculaire), Yann Wehrling (vice-président du Conseil Régional d’Ile-de-France, en charge de la Transition écologique, du Climat et de la Biodiversité).

Olivier Le Naire : Une des rares chances que nous a offerte la pandémie, c’est effectivement, depuis 2 ans, cette espèce de grand retour vers les villes moyennes qu’on a pu observer, alors que jusqu’ici les gens de plus en plus se massaient dans les grandes agglomérations, à Paris, à Bordeaux, à Lyon, à Marseille, à Nantes. Pour fuir les transports épuisants, la pollution urbaine et évidemment du fait de la pandémie, beaucoup de gens sont allés chercher du côté des villes moyennes leur rêve, des pièces de plus, un bout de jardin et peut-être une vie plus douce, à moins d’une heure de très grandes agglomérations. Des petites communes jusqu’alors inconnues ont commencé à faire rêver et du jour au lendemain des sous-préfectures, jusque-là un peu méprisées où ignorées, comme Senlis, Rochefort, Libourne,  Figeac, ont suscité un engouement tout à fait inédit. Quant aux villes moyennes chics comme Vierzon, La Rochelle, Vannes, Angers, elles sont devenues effectivement elles aussi si chères que beaucoup de gens sont allés s’implanter un peu plus loin. Je pense par exemple à une commune comme Questembert qui, à 30 km de Vannes, à l’intérieur des terres bretonnes a connu un succès absolument phénoménal. Donc il se passe un phénomène tout à fait nouveau. Est-ce que ce phénomène est conjoncturel ou profond ? est-ce qu’il ne touche que certaines catégories de population et certaines zones géographiques ou, au contraire, toutes les populations ? La frontière entre zones urbaines et zones rurales est-elle devenue complètement différente ? est-elle en train de s’estomper ? Et en quoi ? Quel nouveau désir de vie et de ville ?

Ce sont ces questions que nous allons voir avec nos 4 invités aujourd’hui, que je vous présente dans l’ordre.

Yann Wehrling, vous êtes vice-président de la région Île-de-France en charge de la transition écologique, du climat et de la biodiversité. Caroline Cayeux, vous êtes maire de Beauvais et présidente de l’association Villes de France. Jean-Philippe Madec, vous êtes architecte, spécialiste de l’architecture écologique et vernaculaire, et enfin, Jean-Christophe Fromantin, vous êtes maire de Neuilly-sur-Seine et président du collectif des villes moyennes.

Si vous le voulez bien, on a décidé cette année de commencer tous nos débats par une présentation en images, pour être vraiment dans le coeur du sujet. Philippe Madec, vous avez eu l’amabilité de nous préparer un document présentant notre sujet avec justement des exemples concrets dont vous vous êtes occupés et que vous allez nous montrer maintenant.

Philippe Madec : Je vous remercie d’avoir proposé cet apéritif à notre échange. Val-de-Reuil, dernière ville nouvelle française aujourd’hui, 14 000 habitants, a vécu une période extrêmement compliquée avec la fin des Trente Glorieuses et même une situation totalement dramatique jusqu’à ce que finalement 2 municipalités fassent revivre cette ville inachevée et participe à son achèvement en cours. Je vais vous montrer quelques images d’un écoquartier qui s’appelle l’éco-village des Noés, qui est aujourd’hui labellisé au niveau 4, et qui a fait l’objet de 2 suivis du WWF. Tout s’inscrit dans une logique qui est celle du Manifeste pour une frugalité heureuse et créative : Commune frugale que j’ai cosigné, il y a maintenant 4 ans et qui est devenu un mouvement international, avec 14 000 signataires venant d’à peu près tous les pays. Une des dernières choses que nous avons publiée est cet ouvrage qui s’appelle Commune frugale : la révolution du ménagement, et je parle bien du ménagement plutôt que de l’aménagement. La question de la ville aujourd’hui est requestionnée, tout comme les statistique, pour faire revenir finalement la notion pertinente de commune.

Ainsi cet éco-quartier des Noés, cet éco-village est un village social. Des logements sociaux, en accession, en location, c’est de l’individuel et du collectif. Une crèche municipale, une cuisine municipale, une halle publique, une chaufferie urbaine au bois de plaquettes (on est en Normandie donc la production est évidemment toute proche) mais aussi une pratique horticole sur ce site avec une maison du jardinier, des jardins familiaux, une horticulture bio pour la réinsertion sociale. Et puis, cerise sur le gâteau, un parc urbain le long des berges de l’Eure. L’Eure est un des affluents de la Seine et quand la Seine déborde, l’Eure déborde sur le site de cet éco-quartier, il en est ainsi.

Nous avons adopté une posture  très simple. Il y a une phrase de Bertolt Brecht, que j’aime beaucoup : « On parle toujours de la violence du fleuve et jamais de celle des berges qui les enserrent ». Donc ce projet a été construit sur la possibilité de crues décennales. Le paysage est magnifique, c’est un paysage où le végétal est un végétal de zones humides.

L’eau, bien sûr, c’est un urbanisme bioclimatique, c’est un urbanisme qui prend en compte d’autres éléments de la nature. On a donc travaillé sur l’ensoleillement et nous avons proposé  des logements traversants avec une bonne isolation par l’extérieur et de la luminosité à l’intérieur. Avec ces éléments et un ensoleillement de 2h, le 21 décembre, il n’est pas nécessaire de se chauffer.

Avec ce quartier, on démontre qu’il est possible de vivre assez heureux en utilisant ce que la nature  apporte. Dans ces constructions, la lumière naturelle est présente partout. Nous avons également conçu un urbanisme nourricier, avec une coopérative qui fait de la culture bio et de la réinsertion sociale. On lui a laissé un espace de développement, c’est-à-dire qu’il y a la possibilité d’offrir à ceux qui en ont besoin, un espace où les gens peuvent aller chercher les légumes dont ils ont besoin pour vivre simplement. Il y a également des jardins familiaux qui sont bien sûr juste à côté, une halle où tous ces produits peuvent être vendus. Il y a une présence des ânes parce qu’il n’y a pas de tracteurs sur ce site, et parce que le matin, ils servent d’« asinobus », c’est-à-dire que les ânes remplacent les bus, en accompagnant  les enfants à l’école. Les parents n’ont pas à prendre leurs voitures parce que les enfants aiment faire le chemin avec les ânes.

Vous avez donc compris : des logements très performants, une présence de la biodiversité très forte, de l’agriculture, tout ce travail-là est nécessaire pour arriver à un projet dont l’empreinte écologique est faible. C’est la seule manière de faire un projet durable, faire en sorte que vous ne portiez pas atteinte à la biocapacité de la France (2,9 équivalent hectares). La France aujourd’hui consomme 5,3 équivalent hectares. Nous avons fait tout ce travail pour arriver à 2,9 équivalent hectares et on y est arrivé, alors pourquoi s’arrêter là ? Les enfants ont de la place et les gens qui habitent Val-de-Reuil y sont heureux.

La réhabilitation est un enjeu majeur, de rapidité, de protection de la planète parce qu’on utilise moins de ressources et, aussi du coup, puisqu’on réussit à le faire deux fois plus vite.

Olivier Le Naire : Je voudrais que vous nous disiez quels sont les signes patents de l’attractivité nouvelle de Val-de-Reuil, qui était une zone totalement déserte au niveau touristique, commercial ?

Philippe Madec : Quand les dernières municipalités ont commencé à faire le travail de réhabilitation, celui ci s’est fait par l’apport de l’économie. Il ne suffit pas de dire qu’on va faire un projet urbain en disant on va vous refaire les rues, créer une crèche par-ci, une crèche par-là, il faut absolument qu’il y ait la possibilité que l’économie revienne sur ce site. Les choix qui ont été faits sont des choix extrêmement forts d’attirer le secteur des laboratoires pharmaceutiques. Aujourd’hui, si vous prenez la route entre Paris et Rouen, vous arriverez alors à hauteur de Val-de-Reuil et vous verrez que les panneaux sur l’autoroute, ce sont des pipettes et des éprouvettes, de laboratoires, de pharmaciens. Le maire de Val-de-Reuil Marc-Antoine Jamet, est un maire socialiste et qui est le secrétaire général de LVMH. Il a une vision extrêmement forte de ses engagements sociaux et une compréhension de ce qu’est la logique économique qu’il amène à faire des choix très porteurs pour sa cause.

Olivier Le Naire : Phénomène qu’on peut lire dans la presse, cette ruée vers les villes moyennes, alors que les grandes agglomérations sont trop chères, trop polluées, trop stressantes. Est-ce que, finalement, c’est sous l’effet de la pandémie que ça a eu lieu et que, en espérant que la pandémie soit moins importante ou disparaisse, le phénomène va s’arrêter ou est-ce que c’est un mouvement de fond qui a lieu aujourd’hui ?

Caroline Cayeux : D’abord, je voudrais vous remercier de m’avoir invitée, je voudrais saluer le maire de Versailles qui est dans la salle et qui est un ami, et ça me fait très plaisir d’être là ce matin. Je vais d’abord reprendre un peu l’intitulé d’une ville moyenne, c’est une ville de 15 000 à 100 000 habitants. Avec son intercommunalité, c’est en général une ville-centre qui rayonne sur un environnement plutôt rural, cela peut expliquer les raisons du développement ou de l’engouement pour ces villes moyennes.

D’abord, cet engouement n’a pas commencé avec le confinement, finalement, nous étions prêts parce qu’en 2017 il y avait un programme « Cœur de ville » qui avait été construit avec l’association que je préside, pour rénover, pour dynamiser ces villes moyennes. C’était un changement de paradigme puisqu’on avait invité les maires (220 maires) à co-construire ce programme en fonction de ce qu’ils avaient dans les cartons. En 2017, on était à mi-mandat (2014-2020). On a travaillé sur le plan du réaménagement des logements mais aussi sur le plan de la formation supérieure avec le CNAM qui s’est installé dans une centaine de villes, et petit à petit, les habitants de ces villes découvraient une nouvelle façon de travailler puisque depuis 1974, sous Olivier Guichard, il n’y avait jamais eu de programme dédié aux villes moyennes. Nous avons repris une dynamique commerciale alors que pas mal de rideaux étaient tombés depuis un certain temps, nous avons redynamisé aussi notre patrimoine. Il y a eu une assimilation de la loi Malraux pour ces villes moyennes afin de remettre en valeur un certain nombre de patrimoines.

Nous avons été un observatoire des territoires et nous nous sommes occupés de nos villes, en partenariat avec le gouvernement. Nous réalisons d’abord que les habitants de ces villes sont fiers d’avoir un renouvellement, sont fiers d’être engagés, et je peux dire qu’ils sont des managers de centre-ville pour dynamiser le commerce. Il y a un certain nombre de projets qui sont portés à la demande des élus. On s’aperçoit dans les territoires, que petit-à-petit, on passe de 50% à 87% aujourd’hui, de gens qui préfèrent quitter une métropole et venir dans une ville moyenne. Alors évidemment, le confinement a été un facteur fédérateur, et je dirais, le télétravail aussi.

Olivier Le Naire : Yann Wehrling, vous faites le même constat ?

 Yann Wehrling : Je fais le même constat, avec évidemment, la prudence,  qui est d’observer maintenant les tendances de ce qui a été le post-COVID. Parce que, comme l’a dit Caroline Cayeux à l’instant, il y a eu une volonté des élus locaux et de l’État de mener un travail en direction des villes moyennes. Il faut, néanmoins, aussi constater qu’il y a eu des mouvements contraires par le passé, c’est-à-dire qu’il y a eu des mouvements, des logiques d’État qui ont été de faire des métropoles, des grandes métropoles, l’axe majeur du développement des territoires avec les politiques de TGV, qui ont quand même beaucoup contribué à concentrer l’activité économique et les populations et à affaiblir par voie de conséquence, les villes qui n’étaient pas desservies par des TGV. D’ailleurs, cela a été un grand combat pour beaucoup d’élus à une époque d’avoir sa gare TGV parce qu’on savait que c’était une survie, même si aujourd’hui on voit bien que dans beaucoup de ces gares TGV,  il ne rentrent ni ne sortent plus beaucoup de passagers. Il faut donc contrecarrer ce phénomène en réalité. Alors pourquoi il faut le contrecarrer ? Parce que d’abord, il y a une aspiration comme vous l’avez dit. Est-elle conjoncturelle ? est-elle structurelle ? Pour ma part, je pense encore qu’on est dans l’inconnu. Il faut quand même vérifier parce qu’il peut y avoir des mouvements et on les observe incontestablement. Cette vie différente due au COVID où on a pu faire beaucoup plus de télétravail. On a totalement massifié maintenant les visioconférences, à tel point d’ailleurs qu’on a du mal à refaire du présentiel. Mais ça, ce sont des tendances aujourd’hui, est-ce qu’il y aura un retour en arrière ? Il ne faut pas l’exclure non plus.

J’ai préféré venir à ce débat sur les villes moyennes plutôt qu’au débat précédent parce que je le trouve plus intéressant et fouillant l’avenir de nos sociétés. Je crois qu’il y a une aspiration aujourd’hui des gens à trouver plus d’humanité, plus de sens.

Moi j’habite à Paris. Il y a un vrai phénomène de perte de sens dans les grandes villes, de déshumanisation. On recherche plus d’humain, plus de relations humaines, plus de proximité. C’est la tendance et il faut accompagner. Prudence toutefois parce qu’il y a une idéalisation des villes moyennes et les nouveaux habitants n’y trouveront pas forcément les services qu’ils avaient l’habitude de trouver.

Olivier Le Naire : Jean-Christophe Fromantin, est-ce que vous pensez également que finalement, une des pistes pour la ville de demain, ce n’est pas seulement de repenser les grandes agglomérations ? Est-ce que ça vous semble un phénomène de fond également au sein de la structure que vous présidez ?

Jean-Christophe Fromatin : Je suis arrivé à m’intéresser aux villes moyennes un peu par défaut. Il y a quelques années, avec un petit groupe de chercheurs, je me suis intéressé aux métropoles. Si on poussait tous les curseurs métropolitains au-delà de ce qu’on vivait, c’est à dire si on se dit que le monde devient métropolitain, ce qui était un peu la règle il y a quelques années, nous nous sommes interrogés sur ce que cela donnait d’un point de vue social, d’un point de vue économique, d’un point de vue écologique ? En fin de compte, en jouant avec ces trois curseurs sur un monde qui deviendrait à 90% structuré par 200, 300 métropoles, on n’arrive qu’à des impasses, à une impasse sociale, avec un double risque, le risque technologique qui devient finalement un espace d’épanouissement lié à l’attrition de l’espace vital.

Je vous invite à lire les études qui sont faites sur les métropoles, elles pointent le risque d’isolement, y compris dans des métropoles comme le Grand Paris, qui n’est pas un modèle d’hyperdensité. Un risque économique existe et on le vit quand on regarde le paramètre de la balance commerciale. Les pays, qui ont le plus de difficultés dans l’équation économique dans leur balance commerciale, sont ceux qui renoncent petit-à-petit par une déterritorialisation à ce qui a fondé leurs avantages comparatifs. C’est-à-dire, que plus on standardise par l’effet métropolitain nos économies, plus on les met en difficulté par rapport aux grands géants chinois, américains…, qui finalement ont des économies métropolitaines très technologiques, extrêmement performantes. Donc attention au phénomène métropolitain dans nos économies qui se fait au détriment des dynamiques de valeur ajoutée territoriales. Troisième élément, écologique, c’est-à-dire qu’on voit qu’à partir d’un certain seuil, on n’arrive plus à lutter contre le phénomène des ilôts de chaleur, il devient extrêmement dur à renverser. Je suis allé il y a 3 ans passer une semaine à Shenzen avec le maire, de cette nouvelle ville chinoise, qui me disait avoir intégré dans beaucoup d’éléments d’urbanisme les contingences qui permettent de lutter contre le réchauffement climatique : tous les taxis sont électriques, donc ce sont des villes qui arrivent à imposer des normes qu’on ne saura jamais imposer dans des villes comme les nôtres. Pourtant le réchauffement climatique crée un cycle avec la climatisation qui nous amène toujours plus dans le phénomène des îlots de chaleur. Pour moi, l’hypermétropolisation tel qu’on l’évoquait, il y a quelques années, nous mène à des impasses. En parallèle, je me suis intéressé aux villes moyennes, à comment redistribuer. Il y a 8 ans, j’ai commencé à regarder avec des sociologues ce qu’on appelle les déterminants des modes de vie. J’ai observé un phénomène qui permet de répondre à la question : est-ce que c’est durable ou est-ce que c’est une tendance lourde ? Je pense que c’est une tendance lourde par ce que justement, c’est l’Institut Montaigne qui analyse, depuis des années, ce qui détermine nos vies. Pour lui, il y avait deux déterminants : le déterminant réussite et le déterminant bien-être. C’est-à-dire que la révolution industrielle a mis le déterminant réussite comme l’un des premiers déterminants de nos vies, et le déterminant bien-être était plutôt en dessous. C’est-à-dire qu’il fallait faire des sacrifices sur la qualité de vie, pour autant qu’on gagnait de l’argent, beaucoup d’argent et que la réussite sociale, financière, était mise en avant. Aujourd’hui, le déterminant bien-être a progressé et la réussite a baissé : les 2 se sont inversés.

Je suis donc convaincu que les dynamiques des déterminants démontrent une aspiration à une qualité de vie, à de l’espace qui signe la manière dont on va rechercher la ville dans les années à venir. Pour ceux que cela intéresse, je les invite à consulter le rapport du conseil économique de Yann Algan, Claudia Senik et Clément Malgouyres « Bien-être et territoire », qui remet en cause l’injonction « métropolitaine ». Ils disent bien que l’on s’est trompé (https ://www.cae-eco.fr/staticfiles/pdf/cae-note055.pdf).

Actuellement, je lance un nouveau travail de recherche sur la mise en parallèle de ces phénomènes avec la technologie.  La révolution industrielle, c’est le temps de la masse critique. La révolution industrielle, elle signe la masse critique parce qu’elle est un modèle économique de masse critique. Vous faites une usine, vous avez besoin d’une masse critique de densité autour pour notamment donner du personnel à l’usine. Si vous faites un hypermarché, il vous faut une masse critique forte, si vous créez une épicerie vous n’avez besoin que d’une masse critique faible ; pour les écoles, elles auront une certaine réputation si elles sont le fait d’une masse critique forte. Autrement dit, la révolution industrielle a associé directement et logiquement la notion de masse critique à la notion de développement économique parce que c’était un modèle économique lié à l’investissement et à l’amortissement.  Avec la  révolution numérique ce n’est plus sur la même chose. Chez Amazon, la masse critique se fait sur une densité de réseaux et dans la qualité du réseau. L’histoire de la ville est très liée à l’économie, parce que la ville se construit toujours de flux. On voit bien que finalement, on aura probablement un transfert d’un modèle concentré vers un modèle distribué, dès lors que les réseaux vont être matures, la ville va se  redistribuer. C’est pour cela que les villes moyennes vont probablement, demain, hybrider à la fois les avantages de la ville et, en même temps, les avantages de l’accès aux services. Il y a un travail qui est en cours à la Sorbonne en ce moment sur la qualité, la norme supérieure de service, telle que l’a défini l’INSEE, qui était l’apanage des grandes villes hier, ne sera-t-elle pas demain accessible dans une petite ville ou une ville moyenne par le truchement notamment des technologies ? Donc je pense qu’il y a une reconfiguration liée à des données ontologiques, à des données technologiques.

Olivier Le Naire : Vous parliez d’hybrider, Philippe Madec vous avez une théorie selon laquelle la France n’est pas divisée entre la province et la ville, que les populations sont beaucoup mieux réparties que ce que l’on imagine.

Philippe Madec : Il s’est passé quelque chose ces 3 dernières années, en fait depuis le sommet Habitat III de Quito sur la redéfinition de l’urbain et du rural, notamment au niveau mondial, qui va dans ce sens. Quand l’INSEE disait, parce que qu’il ne le dit plus actuellement, que 77,5% de la population française est urbaine, moi qui m’occupe de bourgs et de métropoles et qui fais de l’aménagement de territoires, je sais bien que tout cela est un mensonge. Il y a une posture qui est un héritage du modernisme, qui est cette idée que l’avenir de l’humanité était urbain. Jusqu’à présent, on a défini l’urbain et le rural par la négation l’un de l’autre, et on a défini cela sur la base d’une quantité de population. Aujourd’hui c’est terminé.

J’ai été expert de l’ONU pour le sommet Habitat III, je suis engagé dans toutes ces histoires de territoires depuis très longtemps. Quand on a préparé le sommet Habitat III, j’ai vu revenir une donnée qui est très importante, qui est celle de l’établissement humain. Désormais, c’est le programme des Nations unies pour les établissements humains qui porte les sommets Habitat, les seuls sommets qui ont lieu tous les 20 ans.

L’établissement humain, c’est ce que nous vivons tous les jours et on en parle au niveau international, que tous les 20 ans… Le premier sommet portait sur l’établissement humain, le second à Vancouver, s’est appelé le City Summit c’est-à-dire Le Sommet de la Ville. Entre-temps, le rapport Brundtland (1987) nous a dit que l’avenir de l’humanité sera urbain et que toutes les questions et toutes les préoccupations vont être urbaines. Heureusement, 20 ans plus tard à Quito, on se remet à parler de l’établissement humain, et notamment grâce au poids des continents émergents. La parole de l’Afrique est en fait une parole très écoutée, très entendue et eux ont besoin de revenir sur autre chose que l’opposition de l’urbain et du rural, qui n’a pas de sens. En fait, à Quito, l’OCDE, la Banque mondiale, la Commission européenne, la FAO, l’IAO ont dit qu’ils allaient revoir les définitions de l’urbain au niveau mondial. Vous comprenez bien que si la France est capable d’avoir une définition aussi imbécile que celle de l’INSEE, c’était possible aussi un peu partout ailleurs. Donc ils ont fait un travail qui a été remis en 2020 à l’ONU, qui a été accepté par tous les États.

Ce qui est extrêmement intelligent dans le travail qui a été fait, c’est qu’ils n’ont pas jeté les définitions existantes, persuadés que chaque pays a quelque chose de spécifique dans les définitions qu’il avait mis en place. Ils ont donc cherché à compléter, et surtout à arrêter l’opposition urbain/rural. Désormais, comment font-ils le travail ? C’est à la fois une question de population et de densité. Tout le travail se fait sur le kilomètre carré et la densité au kilomètre carré. Il y a désormais les secteurs denses, les secteurs semi-denses, les secteurs peu denses et les secteurs très peu denses : on n’est plus du tout dans l’opposition urbain/rural mais on voit apparaître 4 niveaux d’intelligence et de regard sur les territoires.

Jusqu’à 2020, l’ONU disait la population mondiale est à 54% urbaine et en 2050 elle le sera entre 66 et 70%. En fait l’ONU disait déjà depuis plus de 10 ans que la population était plus urbaine que rurale. Où en est on aujourd’hui ? Le monde est à 48% urbain, dense. Avec cette nouvelle donnée, vous venez de changer de monde. C’est-à-dire que l’image que vous faisiez du monde n’est plus celle qui correspond à la réalité du monde, et les projections non plus. Et en fait, en 2050, on ne devrait pas être à 70% mais à 54% urbain, ce qui signifie qu’il y a une diminution de l’urbanisation du monde, qui était à 3% avant et qui va passer à 2%.

Qu’est-ce que ça veut dire en France ? On n’est plus à 77,5% urbain, mais cela on le savait depuis tellement longtemps. D’ailleurs, l’INSEE s’est excusé pour sa vision urbano-centrée des statistiques. Dans les secteurs denses, on va dire l’urbain dense, c’est 37,9%. Les secteurs intermédiaires, c’est 29,3% et le peu dense où très peu dense, c’est 33%. Alors admettons que le très dense, ce sont les métropoles, et que le pas dense du tout correspond au rural, comme on disait avant, cela veut dire que l’intermédiaire c’est quasiment 30% et que la réalité du territoire de la France est portée par ces 30%. La réalité, la qualité du territoire, sa saveur, sa culture est portée par cela. Alors je ne sais pas quand on va réussir à le faire rentrer dans  le ménagement des territoires, c’est à dire une façon de voir le réel enfin, qui devrait permettre de penser l’avenir. Mais pour l’instant, on n’y est pas.

Olivier Le Naire : Caroline Cayeux, vous vouliez ajouter quelque chose ?

Caroline Cayeux : L’organisation administrative de la France, les villes moyennes comme les métropoles ont été obligées de se regrouper en intercommunalités ou en grosses agglomérations. Quand on redescend sur le niveau des villes moyennes, et, je partage l’analyse de mes 2 voisins, il y a forcément un environnement rural qui d’ailleurs aujourd’hui fait la qualité de vie de ces villes moyennes parce qu’il y a des forêts, des lacs, un certain nombre d’aménagements urbains, qui font cette qualité de vie. Il y a eu beaucoup de publications sur les territoires oubliés de la République, etc… mais aujourd’hui, si on s’intéresse à l’aménagement du territoire, en faisant vivre ensemble une ville-centre avec un monde rural autour et que l’on fait le lien avec la métropole, je crois qu’il est là l’enjeu. On ne peut pas être chacun dans sa case, si je puis dire, mais il y a d’autres défis évidemment à relever pour les villes moyennes. Je vois bien dans ma ville : Beauvais est à 1h15 de Paris en voiture par l’autoroute A16, et au carrefour de l’A31, Rouen, Reims. Nous avons la chance d’avoir un aéroport qui permet de faire un certain nombre de déplacements, mais ce que veulent les nouveaux habitants, c’est trouver la qualité des services qu’ils quittent dans la métropole. Nous avons ce qu’on appelle des charges de centralité importantes, à savoir les crèches, les pharmacies, etc.. tout ce qui fait que nous sommes des  petites métropoles. Les familles souhaitent que leurs enfants fassent des études, des études supérieures et qu’il y ait un certain nombre d’aménagements qui leur permettent de ne pas quitter immédiatement la ville pour des raisons budgétaires d’abord, mais aussi pour des raisons de mobilité ensuite. Le défi est justement d’amener nos villes moyennes à rayonner dans leur environnement rural, d’offrir les mêmes services afin qu’il n’y ait plus cette fracture territoriale dont se sont prévalus les gilets jaunes et certains économistes, en nous expliquant que l’on avait creusé l’écart entre les métropoles et les villes moyennes.

Je partage ce que nous a dit Yann Werlhing. Avant, c’était tout métropole, tout TGV, alors nous évidemment, notre bataille ce sont les trains de proximité, la qualité de vie qui permet, grâce au télétravail redécouvert avec la crise sanitaire, d’aller dans la métropole ou dans la capitale 2 jours par semaine et de pouvoir faire ce que les Américains appellent du commuting assez facilement, mais ce n’est pas encore la réalité, donc ce sont des batailles que nous devrons mener, nous les élus des villes moyennes.

Olivier Le Naire : Avant de dessiner la ville de demain, ce ménagement du territoire dont vous parliez Philippe Madec, j’aimerais que vous nous disiez, s’il n’y a pas finalement des inégalités ? est-ce qu’on ne crée pas de nouvelles fractures et de nouvelles inégalités dans des endroits qui ne sont pas desservis par le TGV ou des zones vraiment rurales ? Des zones avec des centres villes et des villes moyennes qui se meurent, alors que d’autres sont florissantes ?

Yann Wehrling : C’est pour cela qu’il nous faut une vision politique qui soit partagée par l’Etat. Si l’on part de la réalité, on voit qu’un certain nombre de Français aspirent à pouvoir vivre dans des villes moyennes parce qu’ils y recherchent un certain nombre de choses qu’ils ne trouvent plus dans les métropoles. Il faut donc accompagner les villes moyennes afin qu’elles puissent répondre à ces attentes de manière durable. Toutes les villes moyennes ne sont pas à égalité. En Lorraine, par exemple, où j’ai quelques ancrages, certaines villes sont moins bien loties que d’autres, il faut donc évidemment que le pouvoir central porte une attention particulière à ces villes là.

Le premier défi, c’est évidemment les transports. Il faut désormais changer de logiciel par rapport à la logique que nous avons adoptée jusqu’à présent et permettre à ces villes d’être accessibles. Il faut que les transports en commun puissent exister de manière performante. Je pense que les gens sont également attentifs à  l’écologie lorsqu’ils se tournent vers les villes moyennes. Ils quittent les métropoles car on y étouffe de plus en plus. Il faut faire évidemment attention à ce que l’attrait pour les villes moyennes ne devienne pas  déceptif, c’est-à-dire que les gens vont chercher quelque chose qu’ils peuvent trouver à un moment donné, mais qui va disparaître avec le temps, les espaces naturels, les espaces verts dans la ville ou hors la ville, la nature.

Le second défi est la question de l’enseignement supérieur. Dans une ville moyenne, avec des enfants, on va y trouver une école,  un collège, et le plus souvent un lycée. Cependant concernant l’enseignement supérieur, il faut souvent se rendre dans une grande ville, dans une grande métropole. Les jeunes partent étudier ailleurs et ne reviennent pas dans leur ville d’origine qui peu à peu se meurent, vieillissent. Aujourd’hui on a, avec les technologies du numérique, la capacité et la possibilité de mettre de l’enseignement supérieur de qualité dans les villes moyennes. Ça va permettre de garder évidemment la matière grise de cette jeunesse. Et puis, dans cet attrait de nouvelles populations qui souhaitent des logement, il y a possibilité de faire des écoquartiers. Et le plus important, à mon avis, pour préserver justement ce qu’on cherche dans ces villes, c’est l’esthétique,  la beauté. L’urbanisme y reste maîtrisé avec belles  rénovations du bâti ancien, le fait que justement ce patrimoine peut devenir demain une richesse d’habitats. C’est là aussi un point très important pour l’avenir, il faut faire en sorte que ces villes ne s’étendent pas à l’extérieur, mais se concentrent sur l’existant et sur leur patrimoine.

Olivier le Naire : Jean-Christophe Fromantin, comment rendre cette ville moyenne désirable sur le plan architectural et paysager ? Comment, effectivement, le pouvoir central peut-il atténuer ces inégalités ? Parce qu’être à Vannes ou à Guéret, ce n’est pas la même chose…

Jean-Christophe Fromantin : Pendant la crise des gilets jaunes, j’ai échangé avec un gilet jaune qui me racontait : « Je gagne 1700€ par mois, mon épouse aussi. On a 2 enfants, on est heureux, on travaille dans des entreprises locales, on rêve d’acheter une maison avec un jardin et on a les moyens de l’acheter, on a le prêt bancaire, on a les économies mais on ne l’achètera pas ». J’ai demandé : «  Pourquoi vous ne l’achèterez pas ? » Il m’a répondu « Parce que dans cette ville de 10 000 habitants, on ne sait pas si la gare à un avenir, on ne sait pas si l’hôpital a un avenir, on ne sait pas si le lycée a un avenir. Toutes les économies d’une vie, je préfère les mettre dans un studio dans votre ville ou à Paris plutôt que dans la maison dont je rêve à Nogent-le-Rotrou ». Je pense qu’il nous a donné la meilleure leçon d’économie, c’est-à-dire le silence de l’État, depuis trop longtemps, sur l’aménagement du territoire. Cet habitant de Nogent-le-Rotrou, comment  peut-on l’inciter à investir pour 20 ans d’emprunt dans sa ville ? Comment peut-on inciter le maire à acter des équipements publics, lorsqu’il constate l’attrition de la population et voit peser un risque de disparition de la gare ou de l’hôpital ? L’Etat doit poser un acte clé d’aménagement du territoire.

Comme le disait, Caroline Cayeux, nos villes moyennes et nos métropoles sont des pivots et il ne faut pas forcément raisonner qu’en termes d’habitants. Moi, je ne suis pas stressé sur l’avenir de la métropole du Grand Paris eu égard à l’évolution du nombre d’habitants. Je suis davantage stressé par les fonctionnalités métropolitaines qu’on va faire vivre dans la métropole. Le maire d’une ville moyenne, il doit être obsédé par la qualité de services et l’équité territoriale de la ville moyenne dont il a la responsabilité.

Il faut baliser notre territoire français, avec 8 à 10 métropoles et il faut le baliser avec 250, 350 villes moyennes. La trame existe, l’Histoire a posé ce réseau de villes moyennes et ce réseau de grandes villes dignes de ce nom, il faut simplement veiller à ce que tout habitant soit à moins de vingt minutes d’une ville moyenne (dotée d’un panel d’équipements attendus) et que toute ville moyenne soit à moins d’une heure et demie d’une métropole à rayonnement mondial (et il faut arrêter de donner le titre de métropole à des villes qui ont 400 000 habitants, ça n’a aucun sens). Avec ces métriques et ces temps de connexion, je pense qu’on retrouvera cette dynamique. Concernant les pivots que sont les villes moyennes, je pense qu’il y a 3 sujets qui permettent de donner à une ville moyenne les qualités de service d’une grande ville : c’est bien entendu la technologie, la mise en réseau d’équipements à fort référentiel de réputation et de qualité (il faut mieux que le lycée de Saint Dizier, par exemple, soit un satellite de celui de Nancy, plutôt que d’avoir son propre lycée, et c’est identique pour les hôpitaux universitaire) et le rapatriement de populations dans les villes moyennes qui redonne une masse critique susceptible de maintenir un certain nombre d’équipements. Je crois que ce sont ces 3 outils, pour autant qu’on ait ce jalonnement de villes moyennes, ce jalonnement de métropoles avec les métriques, en termes de temps que j’évoquais, peuvent tout à fait, demain, et ce sont les travaux que font un certain nombre de chercheurs en ce moment, ramener très vite dans les villes moyennes la qualité de service qu’ils trouvaient hier dans les métropoles.

Olivier Le Naire : il faut donc ramener les services publics car ils sont tous partis…

Jean-Christophe Fromentin : Je vais vous donner un exemple. Dans ma ville de Neuilly, en 2008 quand j’ai été élu, nous avions deux antennes de la sécurité sociale, aujourd’hui je n’en ai aucune, toutes les démarches se font en ligne ou au téléphone. Le village en Lozère en a aucune comme moi. La technologie nous a mis à égalité. La technologie nous amène petit à petit à égalité. Il faut désormais que l’acteur public s’interroge sur une redistribution, en s’intéressant aux maisons France Services, aux campus connectés à toute une série d’initiatives. Il y a  un rééquilibrage à faire sur la notion de service public, en utilisant les outils technologiques, les outils de mise en réseau d’équipements, comme je l’évoquais pour les hôpitaux et l’éducation. Mais c’est à l’État de réguler et de reconstruire un équilibre pour qu’il y ait cette équité territoriale. On a un enjeu majeur, mais il faut aller vite car la santé et l’éducation sont les deux éléments essentiels qui font hésiter les Français. Pour terminer, à Neuilly, qui est une ville moyenne mais elle est totalement insérée dans le système métropolitain, je vois les problèmes que nous posent aujourd’hui, cette fin de cycle hypermétropolitaine, parce qu’on n’arrive pas à recruter, parce qu’on sent que les gens sont malheureux, parce qu’en tant qu’administrateur de la Défense, je vois les dégâts que fait encore cette absence d’aménagement du territoire sur l’avenir de ces quartiers d’affaires et toutes les incertitudes que cela génère. Il  est temps de poser, enfin, un acte extrêmement politique mais visionnaire sur l’aménagement du territoire.

Olivier Le Naire : Philippe Madec, il y a donc toutes ces questions qu’on vient de mettre en lumière. Vous nous avez montré avec le Val-de-Reuil que nous ne pouvons pas seulement nous contenter de connecter la ville, d’y mettre des services, etc., il faut aussi la rendre désirable, c’est à dire la repenser. Il s’agit de remettre le patrimoine ancien en valeur mais aussi de la reconstruire, la repenser entièrement avec des écoquartiers, de nouvelles connexions et de la mettre au goût du jour pour répondre au défi climatique.

Philippe Madec : Je pense que la qualité de vie reste un des enjeux principaux de l’aménagement du territoire. Aujourd’hui, je vais peut être être un peu radical en disant cela, mais l’aménagement du territoire est désormais établi par les notaires, les agences immobilières, les promoteurs. Regardez, la canicule tue des dizaines de milliers de gens chaque année, ce qui induit que  les métropoles sont petit à petit vidées au moment des canicules. Les gens qui peuvent le faire cherchent des lieux de fin de vie, de retraite dans les territoires où il n’y a jamais eu de déclaration de canicule : le Cotentin, la Bretagne, le Massif central (mais malheureusement celui-ci vient de faire l’objet d’une déclaration de canicule..) et tous les départements  Pyrénéens. Au point qu’ aujourd’hui, vous avez un certain nombre de Bordelais qui vont s’installer dans les départements pyrénéens. Arcachon ne suffit plus. Ce n’est pas un lieu d’avenir paisible. Désormais vous avez d’un côté la canicule, de l’autre, vous avez l’élévation du niveau de la mer qui fait que les communes littorales ont de vrais soucis de stabilité dans leur population. On observe des déplacements de populations qui quittent les littoraux vers l’arrière-pays. Je suis Breton, je suis finistérien du Nord pour être très précis, même si j’habite à Bruxelles. J’ai des amis qui sont élus dans le Finistère. Dans la petite commune de Brasparts, qui est une petite commune du Finistère,  pendant longtemps les commerces disparaissaient. Aujourd’hui tout est vendu et les commerces sont revenus. En fait, l’élu a répondu au téléphone pendant tout le temps de la pandémie, de façon systématique, pour des gens qui voulaient venir avec un projet de vie, pour faire de la permaculture, puissent le faire.

Olivier Le Naire : Je voudrais que vous nous disiez comment un architecte, un paysagiste, répond à ce nouvel afflux et à cette nouvelle ville moyenne, puisqu’il ne s’agit pas juste de déplacer les populations dans les villes telles qu’elles sont, mais de les repenser totalement.

Philippe Madec : La qualité de vie passe par l’accompagnement des gens et l’engagement des gens. Notre travail, c’est réhabiliter le monde déjà-là, et faire en sorte que les communes qui ont été déséquipées par l’État pendant assez longtemps, réclament à nouveau des équipements pour que la vie puisse y rester. Aujourd’hui, c’est une envie et une nécessité. Notre travail est d’accompagner les communautés, notre travail n’est pas forcément de dessiner des objets, ça n’est plus cela  l’architecture. Nous sommes aujourd’hui dans la fabrication de l’établissement humain à partir de ce qui est habité, vécu. L’esthétique est  une demande éthique. On ne peut pas faire de l’architecture moche parce que ce n’est pas bienveillant et que l’architecture est forcément bienveillante, comme le paysage, comme l’urbanisme. Il y a une qualité esthétique. L’essentiel est de redonner aux gens des espaces dans lesquels ils sont heureux de vivre. Tout cela demande de l’équité territoriale. C’est quasiment l’expression de la justice sociale, l’expression spatiale de la justice sociale. Regarder chacun des territoires avec ceux qui les habitent. J’utilise de moins en moins le mot « ville », juste quand c’est vraiment nécessaire et j’utilise beaucoup la notion de « commune », et je le fais volontairement.

La commune, c’est une donnée absolument magique. La commune n’a pas d’échelle. Elle est partout et la commune n’est pas non plus qualifiée, elle peut être urbaine, rurale, littorale. C’est un territoire, mais c’est le plus petit territoire habité ensemble et si on veut faire un vrai travail au plus près d’un territoires et des gens qui l’habitent, c’est en s’impliquant dans des dimensions comme la commune.

Intervention de la salle : Il me semble qu’il y a une petite niche qui a été oubliée dans le débat précédent et aussi dans ce débat-là, je pense aux zones urbaines périphériques qui ont été largement délaissées par l’architecte et qui sont des zones industrielles de croissance sauvage, qui dénaturent la vie. Il me semble que c’est un territoire que l’architecte doit pouvoir reprendre pour le requalifier, pour redonner de l’attrait à la vie. C’est le principe du foncier pas cher, de la construction pas chère et de la rentabilité économique à tout prix. On fait en gros des boîtes métalliques à chaussures, pour vendre pas cher, pour attirer la clientèle. On dénature énormément notre paysage. Or, en fait, toutes ces zones périurbaines sont la transition qui peut se faire entre la zone rurale, paysagère et la ville moyenne. Est-ce qu’il faut démolir ? requalifier ? Que peut-on faire sur ces zones qui sont une pollution visuelle, qui dénaturent la ville et son ensemble ?

Jean-Christophe Fromantin :  Cela correspond à une zone grise, ce ne sont même pas les friches industrielles, ce sont des zones de commerces de masse qui se sont développées de manière anarchique autour des villes. Désormais, la praticité du commerce va se faire par la livraison, plus que par ses grands commerces massifiés qu’on a connu ou qu’on connaît encore. Aux Etats-Unis, on voit la régression du commerce de masse, on voit préfigurer en fin de compte une recomposition du commerce. Ces nouvelles façons de consommer pose un enjeu. Dans l’opération Cœur de ville, par exemple, désormais on sent une volonté de revenir vers un commerce expérientiel dans les centre-villes, beaucoup plus en phase avec le patrimoine. On observe désormais une aspiration très forte des gens à vivre le commerce de manière différente. Aller dans la praticité du commerce en ligne mais retrouver avec le commerce une relation d’expérience, beaucoup plus valorisante que le commerce de masse.

Alors qu’est-ce qu’on fera demain des friches ? Moi je pense qu’elles devront être restituées en grande partie à l’habitat surtout si l’on pose le postulat du zéro artificialisation nette. Il faudra quand même garder un peu d’élasticité et ces zones peuvent être des zones d’élasticité avec des projets tels que vous les avez écrits qui restent des projets positifs ; c’est la logistique urbaine parce qu’en fin de compte, on aura toujours quand même ces grands hypermarchés, ces grands supermarchés ou ces grandes Halles aux chaussures et autres magasins qui sont des lieux qui vendent et qui stockent. Donc demain, nous aurons de nouvelles formes de vente plus qualitative et plus à domicile et un commerce expérientiel dans les centre-villes. Pour autant, nous aurons besoin de stockages, de logistiques et il faudra recréer des lieux. Mais peut-être qu’à ce moment-là, on aura l’expérience qui nous amènera à faire des lieux moins froids et moins négatifs que ceux qui ont effectivement pollué les périphéries de nos villes.

Olivier Le Naire : Yann Wehrling, quelle est la réponse que vous apportez en Île-de-France ?

Yann Wehrling : Alors en Île-de-France, pour le moment on n’a pas la réponse. En Ile-de-France, plus qu’ailleurs, nous avons un schéma que nous devons revoir le Sdrif et nous avons aussi la contrainte de ce qu’on appelle le « zéro artificialisation nette » (ZAN). On a une forte pression pour chercher du foncier et, aujourd’hui, on est au pied du mur parce qu’on a les fonciers auxquels on a toujours eu recours par le passé, c’est le foncier agricole, forestier où naturel. Cela devient de plus en plus impossible d’aller chercher des espaces sur ces fonciers. Concernant le foncier agricole, nous avons les agriculteurs qui nous supplient de leur laisser des terres, et ils ont bien raison. Pour le foncier naturel et forestier, il y a une aspiration collective à le garder. On a parlé tout à l’heure de la notion du beau du laid, typiquement ces zones d’entrée de ville, objectivement, avouons-le, sont laides, elles sont épouvantables, souvent même, et donc il y a une aspiration à ce qu’on ne fasse plus ce genre de choses aussi.

D’ailleurs, il faut se rendre compte que ce sont dans ces zones que l’on a vécu ces phénomènes de gilets jaunes. Ces zones, c’est le quotidien de trop de Français qui vivent dans ces milieux qui sont d’une esthétique douteuse. Le potentiel de demain pour aller chercher du foncier disponible est là, ce sont ces zones commerciales alimentées d’un gaspillage foncier épouvantable qui pourra être la ressource. Pour autant, nous aurons aussi des besoins fonciers demain pour de l’industrie qui va revenir. On aura aussi des besoins fonciers pour accueillir des énergies renouvelables, pour des déchetteries, pour des méthaniseurs. Finalement, il y a du positif dans ces zones périphériques parce que c’est  notre ressource foncière pour demain.

Olivier le Naire : C’est ce que dit  Michel Desvigne, finalement c’est une chance. Paradoxalement, ce qui est laid  aujourd’hui est une chance..

Philippe Madec : Si on s’attache qu’à ce souci que tout le monde connait, nous n’allons pas nous en sortir. Ces zones sont typiquement l’expression de l’aménagement du territoire, ponts et chaussées, modernistes du XXe siècle. C’est le fait que l’on pense que la voiture nous libère et on sait bien qu’il faut arrêter une bonne fois pour toutes avec le modernisme, il faut en faire le deuil et se poser d’autres questions que celles du siècle passé.

On est quasiment au quart du XXIe siècle, qu’est-ce qu’on a fait de mieux que d’avoir conscience qu’il faut faire des choses différemment ? On n’a pas de temps, mais, par contre, ce qu’il faut absolument faire, c’est au moins se poser la question de l’autonomie des territoires. Plutôt que de penser comme les modernes qu’il y a une complémentarité des territoires, je vous mets l’économie à cet endroit, l’agriculture ici, le logement là, c’est fini. Il faut absolument s’interroger, y compris si c’est difficile, sur l’autonomie des territoires.

Intervention dans la salle : Ce qui nous fait hésiter de nous installer dans en province, dans une jolie ville moyenne, c’est que dans une ville moyenne on est esclave de la voiture, car les services sont éloignés.

Caroline Cayeux : Les élus des territoires s’efforcent d’avoir des programmes de mobilité, d’avoir des programmes de covoiturage, qui vous permettent de rejoindre en 20 minutes maximum une ville où il y a tous les services. C’est toute une pédagogie qu’il va falloir que nous mettions en place, mais vous ne pourrez pas transporter la ville moyenne. Sans voiture il faut s’organiser, mais il y a des possibilités aujourd’hui qui sont proposées.

Olivier le Naire : La notion de location est très importante puisqu’aujourd’hui, l’idée de propriété pour les voitures va peu à peu disparaître pour que chacun puisse utiliser des voitures au service de chacun.

Caroline Cayeux : Moi ce qui me gêne le plus, c’est la construction de la maison avec le jardin dans nos villes moyennes et dans nos ruralités agglomérées à nos villes moyennes. Aujourd’hui, c’est quand même, un peu le rêve de tout le monde d’avoir sa maison et un petit coin d’herbe, dont ils ont été frustrés pendant le premier confinement. Or avec le Zan, on nous dit, il faut construire, la ville sur la ville. Ce n’est pas tout à fait le souhait des urbains qui déménagent vers une ville moyenne parce qu’ils rêvent d’espace. Donc c’est là où nous allons avoir un problème parce qu’on a démoli des tours avec les opérations de rénovation urbaine, mais ce n’est pas pour les reconstruire aujourd’hui, sous prétexte qu’il faut « économiser la terre ». Voilà, c’est un des défis que les élus auront demain. Il faut se poser la question : quel habitat voulons-nous ? Quels habitats pouvons-nous offrir ? Et puis, quelles entreprises pourront venir sur nos territoires ? Puisqu’il faut préserver les terres agricoles parce que les habitants aiment les circuits courts, parce qu’il y a d’autres modes de consommation qui se mettent en place. Est-ce l’économie à la place de l’écologie ? est-ce l’habitat écologique à la place d’autres formes d’habitat ? Je pense que ça, ce sont les défis que les élus auront à portée de main.