Faut-il opposer anciens et nouveaux matériaux ?
Animé par Francis Rambert, avec Laurent Morel, ingénieur et président de Carbone 14, Alicia Orsoni, architecte associée chez Orma Architettura, Cyril Pressacco, architecte chez Agence Barrault & Pressacco, Philippe Rahm, architecte, spécialiste d’un « urbanisme météorologique ».
Le grand retour de la terre, du bois ou de la pierre montre que l’avenir de la construction passe par le mariage de la tradition et de la modernité technologique dans le choix des matériaux. Une nécessité à l’heure de la rénovation thermique et de la pénurie de matières premières.
Francis Rambert : Nous ne pouvons pas nier qu’il y a une urgence écologique. Nous connaissons la mobilisation des architectes, des ingénieurs, des paysagistes, des maîtres d’ouvrages. Nous connaissons désormais l’attrait pour les matériaux biosourcés, pour le recyclage. Faut-il pour autant diaboliser le béton ? Ce sera une question que j’aimerais vous poser. Transformer ou détruire, quelle réutilisation des choses ?
Bienvenue à tous pour ce nouveau débat. Avec nous, 3 architectes et 1 ingénieur, une complémentarité dans les territoires. Qu’est-ce que c’est qu’un circuit court ? Le travail avec des artisans du bâtiment est aussi celui de savoir justement comment ces filières peuvent être opérantes.
La parole est donnée à Philippe Rahm.
Philippe Rahm : Récemment j’ai écrit un livre, Histoire naturelle de l’architecture, qui replace le climat, les épidémies, l’énergie, à la base des formes architecturales, de la ville, en rappelant que finalement, la raison d’être de l’architecture est due au fait que l’Homme est homéotherme avec une température de 37°C. Température que l’on doit toujours garder, ce qui implique que l’on doit se protéger du trop froid ou du trop chaud.
Dans les mythologies, Adam, chassé du Paradis où il pouvait vivre nu, sans architecture, est obligé de se protéger des éléments par l’architecture à partir du moment où il tombe sur la terre. À ce côté plutôt symbolique et narratif de l’architecture, nous perdons bien souvent cette raison d’être physiologique. La finalité de l’architecture est donc de construire ces climats artificiels, ces microclimats.
C’est également la pensée de Vitruve, « transformer artificiellement ce que la nature a comme inconvénients ». C’est ainsi que la découverte du feu, les constructions de de cabanes sont directement liées à la nécessité de se protéger du vent, de la pluie.
Aujourd’hui nous avons mis en relation le réchauffement climatique avec les émissions de CO2. Si l’on s’intéresse à l’architecture, le secteur du bâtiment est responsable de 39% des émissions de CO2 au niveau mondial. Il y a quelques années, on parlait de l’aviation comme le secteur le plus producteur des émissions de CO2, aujourd’hui nous nous rendons compte que les architectes sont vraiment en première ligne pour se battre contre le réchauffement climatique. Ensuite, si on regarde la répartition durant la vie du bâtiment, c’est ¾ le chauffage ou la climatisation et ¼ les matériaux de construction.
Depuis Rio en 1992, les architectes sont préoccupés par la consommation de l’énergie du bâtiment, ils s’intéressent donc aux matériaux, d’où les études innombrables menées sur l’isolation thermique. Désormais, il faut passer des bâtiments qui dégagent du CO2 à des bâtiments passifs, et c’est ce qu’on appelle finalement la transition énergétique.
Alors, est-ce que les outils de l’architecte pourraient être climatiques ? Est-ce qu’on est forcément obligé d’utiliser la géométrie, l’analogie, la symétrie ? Est-ce qu’on ne pourrait pas plutôt utiliser la convection, la conduction, l’évaporation comme principes de composition de l’architecture ? Boire de l’eau fraîche à la fenêtre en été ou boire du chocolat chaud en hiver, nous pourrions également, en fonction de la gradation des lieux, faire des transhumances, des migrations.
Nous pouvons également nous intéresser à la performance thermique des matériaux. Par exemple, les raisons d’être de matériaux anciens que nous avons perdu. En fait, un matériau qui a une haute effusivité, ça peut être le marbre ; quand on touche le marbre, on sent que c’est froid parce qu’il y a un échange thermique entre la main qui est chaude et le marbre qui est plus froid puisqu’il est entre 21 et 25°C. Le marbre va prendre notre chaleur réellement, et va nous refroidir par échange conductif. D’ailleurs, Viollet-le-Duc, quand il visite Saint-Pierre de Rome parle de l’immense sol de marbre en disant que c’est le matériau choisi pour son pouvoir rafraîchissant. Nous avons finalement totalement perdu cette dimension-là puisqu’à partir du moment où il y a le charbon, le pétrole, on oublie la dimension thermique de ce matériau puisque tout est résolu par des machines artificielles. Nous croyons alors que le choix du marbre est uniquement un choix esthétique et social, et qu’il incarne le luxe, alors que les Italiens, quand ils choisissaient de construire avec le marbre, c’était pour rafraîchir…
Si nous réfléchissons à l’effusivité thermique des matériaux, il y a le marbre à haute effusivité, puis le bois, le caoutchouc et la laine. En effet quand on touche la laine, il n’y a, en fait, aucun échange conductif thermique avec la peau, c’est pour cela que cette matière nous protège en hiver. C’est la raison pour laquelle on déroulait des tapis en laine au sol, autrefois, à l’image de ce qui se pratiquait dans la laiterie de Marie-Antoinette à Rambouillet dont le sol était en marbre.
Le mobilier, aussi avait parfois une utilité en dehors de son aspect esthétique. Par exemple les chaises à bascule, en fait, permettaient à créer artificiellement du vent, pour se rafraîchir. Puis, on a créé des chaises en métal ouvertes pour laisser passer l’air.
Francis Rambert : Peut-être peux-tu dire un mot sur la transformation, la reconversion de l’ancien l’aéroport de Taichung à Taiwan ? Le même sujet se pose à Berlin avec l’aéroport international de Tempelhof, qui a fait l’objet de recherches dans le cadre d’IBA (exposition internationale d’architecture). On sait que les Allemands ont cette culture justement du laboratoire urbain à travers les IBA et cela depuis le début du 20e siècle. Pour ces aéroports, l’idée est de le laisser tel qu’il est, avec toutefois une transformation, sur le bâtiment, sur l’espace, en prenant en compte les questions climatiques et de nouveaux besoins énergétiques.
Philippe Rahm : Effectivement, concernant l’aéroport de Berlin, le projet était de l’amputer de 70 hectares, pour y construire 4700 logements. Nous avons remporté un concours international en prenant en compte tout d’abord les questions d’inondation, de température du site qui était totalement minéral. En tant qu’urbanistes, nous avons travaillé sur ces éléments … Concernant le site de l’ancien aéroport de Taichung de 256 hectares, on a réfléchi à 3 questions, la chaleur, l’humidité et la pollution. Tout cela était connecté et dépendait de la température de l’air, de l’humidité de l’air, du mouvement de l’air, du rayonnement direct et du rayonnement indirect. Il a fallu étudier la météorologie, la cartographie, modéliser et choisir les essences d’arbres (plantation de 13 000 arbres nouveaux). Les arbres existants ont été préservés. Nous avons créé des microclimats, en se servant également d’instruments de rafraîchissement, de brumisateurs, de 10 000 m² de panneaux photovoltaïques qui produisent l’électricité du sol.
Alicia Orsoni présente un équipement de bien-être construit en Corse. Notre démarche se base sur une ré-interrogation de l’utilisation des matériaux et des sites. Nous utilisons dans nos projets des matériaux que l’on juge vraiment légitime par rapport au site dans lequel on se trouve, que ce soit un site de bord de mer mais aussi un site de montagne, on travaille ainsi sur le confort d’été ou le confort d’hiver.
On se questionne sur les matériaux que l’on trouve à proximité. La plupart de nos projets sont réalisés en Corse, bien que ce soit une petite région, on essaie d’explorer les micro-territoires qui ont vraiment chacun leur grande spécificité, de par la présence de la montagne et du littoral, d’une géologie et d’une végétation très différentes.
Le projet présenté se trouve dans une commune de Corse-du-Sud, à Olmeto, village médiéval perché sur une colline, d’où l’on peut apercevoir la mer et le golfe. C’est un territoire très minéral, constitué d’un granite teinte ocre. Aujourd’hui, dans ces territoires granitiques, la particularité est ne plus avoir de carrières de granit mais simplement des carrières d’agrégats. On a donc réinterrogé ce site car il y avait des qualités paysagères très fortes. On avait des grands arbres centenaires, des eucalyptus, des oliveraies qui témoignent d’un paysage assez particulier à flanc de colline. La demande des clients était précise sur un site très vaste : des équipements de loisirs, une zone de camping, avec une bâtisse existante. L’idée a été vraiment de générer un équipement qui serait comme une sorte de petite enclave à l’intérieur de ce vaste paysage pour créer comme une sorte de fragment de ce paysage.
Cette matérialité a été la base de notre travail. Il faut préciser que cet équipement était privé, car il y a une différence dans le genre de demandes, publiques ou privées, parce que cela impacte forcément notre travail dans la démarche.
Dans ce projet nous avons expérimenté en créant un nouveau béton. Nous avons travaillé avec des entreprises et avons mis en place des échantillons pour doser les agrégats, la teneur en eau et mettre en place la technique pour arriver à matérialiser ce béton Stratec. Le bâtiment est enterré, une technique particulière a été utilisée pour creuser le sol, pour y matérialiser de nouveaux usages et profiter de l’énergie présente, de l’inertie, du confort d’été, puisque cet équipement n’est utilisé qu’une saison dans l’année. On y retrouve un espace de bien-être, des vestiaires, des sanitaires, des douches mais également des jacuzzis, hammams, saunas. Les terres excavées ont été triées sur place pour réaliser directement le béton et au final, l’ensemble des éléments techniques sont complètement imperceptibles. Pour privilégier la minéralité, la pierre a été utilisée pour réaliser les espaces extérieurs et nous avons également eu recours à du béton architectonique. Le béton compacté de terre a été choisi pour ses qualités de compression et le couronnement en béton architectonique pour ses qualités porteuses. Une coursive vient abriter une terrasse qui ferme le site et qui permet de réaliser un cadrage sur la mer. Nous avons également travaillé sur des poteaux en métal et en béton, qui permettent, pour ceux en métal, d’abriter la descente des eaux pluviales (le métal brut rouillera progressivement avec le temps se confondant ainsi avec les troncs des arbres).
Le béton imprégné de terre est une technique particulière, il s’agit de couler le béton sur une nappe de terre, ce qui génère une imprégnation, comme une sorte de croûte terrestre qu’on aurait soulevée. Nous nous sommes servis des roches locales pour les colorations, mais aussi de différentes céramiques, de terres cuites que l’on a trouvé sur place et qu’on utilise au sein des bétons.
Sur la commune de Cargèse aussi, nous implantons au sein de ce village, dans des roches ferreuses, de couleur rouge, avec des habitations aux toitures en tuiles. Dans ce projet, nous sommes sur un équipement public. Dans ce cas, lorsque nous sommes sur un marché public, nous savons que le travail sera moins facile à faire. Dans ce type de projet nous n’hésitons pas à lancer une sorte de concours d’entreprises pour savoir si elles sont en mesure de répondre à nos attentes pour satisfaire la maitrise d’ouvrage. Quand nous avons un projet d’architecture, nous expliquons à la maîtrise d’ouvrage, aux entreprises, aux architectes, notre intérêt pour les matériaux locaux, pour les expérimentations. On fait ce travail d’explication de la philosophie du projet, en amont, pour tous aller dans le même sens.
Francis Rambert : Merci pour cette présentation Alicia. Je vais donner la parole à Cyril, de l’agence Barrault Pressacco, qui s’inscrit dans une recherche permanente sur la question de la matière. Je ne sais pas comment vous y êtes venu d’ailleurs, ça pourrait être la première question, comment avez-vous décidé de vous attaquer à cette question de la matière sur des programmes classiques de logements, de bureaux, le plus souvent dans des métropoles.
Cyril Pressacco : Nous nous intéressons à la question des matériaux bio et géo-sourcés avec des ingénieurs que nous associons à notre réflexion. Dans le cadre de la Bap nous exposons du béton de chanvre.
Nous nous sommes d’abord posé la question de savoir avec quoi nous allions construire un bâtiment à l’heure de l’économie de la matière, avec l’économie des moyens aussi. La pierre coûte cher, il fallait donc s’intéresser aux filières de transformation, aux lieux d’approvisionnement de la pierre, quelles étaient les techniques de transformation, les manipulations de matériaux.
Nous avons réfléchi à faire autrement avec peu de moyens.
Finalement, nous nous sommes aperçus qu’il y a tout un jeu de complémentarité des matériaux, des planchers en bois, des murs en pierre, des isolants internes en béton de chanvre, et d’autres parties du bâtiment qui sont faites en béton parce que c’est le meilleur moyen d’atteindre des grandes dimensions. Et puis à l’intérieur, on a une structure interne composée de portes en métal… Il y a une grande complémentarité des matériaux et une certaine cohérence existe entre les filières de production.
Désormais nous envisageons la réversibilité des bâtiments construits parce que nous construisons sur un temps long et nous nous posons aussi la question de la durée de vie des bâtiments. Je peux dire que notre démarche n’est qu’une économie des moyens structurels, mais sans forcément chercher à se soustraire totalement au béton.
Le béton de chanvre est un liant et un granulat qui est un matériau isolant qui ne porte pas. Il est fait de chaux et de chènevotte (petits morceaux d’écorces de la tige de chanvre). Le chanvre est désormais cultivé pour sa fibre mais aussi comme matériau de construction alors qu’auparavant il n’était utilisé que pour pailler les pieds des plantes ou pour la litière de chat.
La chaux est un matériau naturel, biosourcé, qui permet de monter en température les murs d’un bâtiment. Associé au chanvre, les performances sont incroyables. En effet, les propriétés intrinsèques que possède la fibre de chanvre s’amplifient au contact de la chaux. Le chanvre, très poreux, se transforme en matériau isolant par des phénomènes hygroscopiques.
Les recherches menées dans les laboratoires permettent de découvrir des caractéristiques nouvelles aux matériaux. Dans le cadre du projet des Jeux Olympiques, un important travail d’innovation constructive est engagé par l’école d’architecture de Marne-la-Vallée, le laboratoire de recherche de l’université Gustave Eiffel, avec le soutien de la Caisse des dépôts et consignations.
La Bap permet de mettre en avant ces recherches très tôt dans les projets et met en lumière les liens établis avec des laboratoires pour réfléchir à des matériaux bio et géo-sourcés.
Francis Rambert : Laurent Morel après avoir entendu des architectes s’exprimer sur des projets extrêmement concrets, sur la manière très intelligente et subtile, dont ils associent théorie et pratique. Quel est votre point de vue en tant que créateur d’« Unisson(s) », une association, un groupe qui justement invite les architectes à réfléchir sur une autre manière de d’expérimenter ?
Laurent Morel : Il va, en effet, nous falloir de l’intelligence collective pour résoudre ces nouvelles équations de la crise climatique, la nouvelle condition de notre existence humaine sur la planète. Ce n’est pas un risque pour la planète, c’est un risque pour l’humanité qui la peuple. C’est non seulement un problème important, mais c’est un problème urgent dont on a tous maintenant conscience.
Le bâtiment dans son ensemble représente une très grosse partie des émissions de gaz à effet de serre, entre 30 et 35% selon les pays. Ensuite les domaines les plus émetteurs de gaz sont l’alimentation et les transports.
Concernant l’alimentation nous sommes contraints et nous devons garder les terres pour la productivité agricole ; concernant le domaine des transports, le domaine aérien pour les déplacements de longue distance, sont incompressibles.
Sur le bâtiment, on sait faire à échéance 10/20 ans. On sait construire des bâtiments quasiment neutres.
Il faut que notre économie se transforme. Une très forte pression s’est exercée notamment du point de vue réglementaire.
Pour mémoire, en France, une loi « RE 2020 » (réglementation énergétique) complète et améliore la loi « RT 2012 » (réglementation thermique). Cette loi est exceptionnellement moderne mais qui n’est pas sans défaut.
La loi de 2020 ajoute la dimension carbone, ou plus exactement « l’énergie grise » à l’aspect thermique, c’est-à-dire l’énergie qui est maintenant « embarquée » dans la fabrication, dans les composants du bâtiment. C’est une réglementation qui peut nous aider à vraiment nous transformer collectivement. Il ne s’agit pas d’opposer les anciens et les nouveaux matériaux en vérité, parce qu’aucun des matériaux dont on parle n’est vraiment nouveau : chanvre, bois, terre et autres ne sont que des matériaux connus, ce qui est nouveau, c’est la façon dont on va les mettre en œuvre, la façon dont on va, les penser et la façon dont on va les fabriquer. En vérité, ce sont les pratiques qui évoluent, ce ne sont pas les matériaux eux-mêmes.
La transformation de l’économie pour faire face au changement climatique est globalement une affaire de ressources naturelles et de ressources humaines. Désormais, il faut se retourner vers les ressources naturelles disponibles, il faut creuser la terre et réfléchir pour faire des bâtiments bas carbone. Il s’agit donc de remplacer l’énergie grise par une énergie intellectuelle, une part de la matière grise pour le coup. La nouvelle construction c’est moins d’énergie, c’est moins de matériaux et c’est beaucoup plus de réflexion pour associer des matériaux, pour les expérimenter. C’est un travail d’architecte entièrement renouvelé.
En vérité, je pense qu’il faut vraiment tout repenser, matériaux, bureaux d’études, entreprises. C’est une affaire de compagnonnage, de gens qui savent faire et qui ne savent pas faire, face à des problèmes qui se posent dans le cadre de la transition dans la construction ; ce n’est pas tellement des problèmes de ressources, de matériaux, ce sont des problèmes de savoir-faire.
Est-ce qu’on sait mettre en œuvre tels types de matériaux ? C’est un des gros problèmes que nous avons, par exemple, dans le domaine du chauffage, où les gens ont des difficultés avec la fameuse pompe à chaleur. Ils ne connaissent pas, donc ils vont vous vendre ce qu’ils savent faire et c’est normal.
Nous aurons beau mettre beaucoup d’argent sur la transformation de l’existant, si nous n’avons pas les savoir-faire nous ne pourrons relever le défi de la transition écologique. Les architectes, doivent accompagner cette transformation de savoir-faire. C’est, en fait, une affaire de pratiques.
Aujourd’hui, si nous réduisons le ciment dans le béton, et le béton dans la construction, nous aurons moins de carbone dans les constructions. Le ciment et le béton sont parfaitement utilisables, il s’agit plutôt de l’essentialiser dans la construction, de le ramener dans la construction à l’endroit pour lequel il est fait, et par contre de le substituer dans tous les autres usages.
L’habitude, la facilité, la normalisation et l’industrialisation des processus constructifs ont fait que nous avons mis le béton partout, y compris pour des façades. Nous avons en quelque sorte transcendé le béton comme un mode d’expression de l’architecture. Je parlais tout à l’heure de préférence collective d’urgence. Nos concitoyens commencent à être au courant de ce qui se passe. Très probablement, il y a des bâtiments qui sont construits aujourd’hui, qui nous paraîtront dans quelques années tout à fait incongrus par rapport à cette fameuse urgence climatique qui est devenue notre contexte humain premier. Il y a besoin d’une nouvelle esthétique, de la construction. Prenons en compte les nouvelles urgences et les nouvelles obligations pour construire et c’est évidemment là que les architectes ont un rôle considérable à jouer. Pendant des décennies, l’architecte choisissait à la fois le mode constructif et donc la matérialité, ce qui faisait sens, ou pas. L’architecture était esthétique ou non mais c’était l’architecte qui faisait le choix. N’oublions pas que l’esthétique, la beauté d’un bâtiment est un sujet fondamental qui traverse les siècles. Aujourd’hui l’architecte est obligé en quelque sorte de construire en bois, en paille… il y a une sorte de moralisation autour de ce sujet.
Francis Rambert : Philippe Rahm, qu’en pensez-vous ?
Philippe Rahm : Je pense que le débat, effectivement sur la question de la beauté, est vraiment intéressant parce qu’en réalité, notre génération, enfin l’ancienne génération si on veut, nous pensions que la beauté était de l’ordre du subjectif, c’est-à-dire que tout d’un coup un génie décide qu’il faut faire une forme particulière avec un coup de crayon et cela va être beau. Nous pouvions donc faire n’importe quoi parce que derrière il y avait du charbon et du pétrole qui permettaient de faire et de penser n’importe quoi. Désormais ce type de construction est laid parce que c’est totalement associé à une surconsommation d’énergies fossiles. Cette nouvelle manière d’appréhender l’architecture est très marxiste, nous avions complètement perdu l’idée que la notion de beauté est en fait issue des conditions matérielles. Ce sont finalement les conditions matérielles qui déterminent la superstructure esthétique juridico-morale. Chez Marx, on ne peut pas trouver de condamnation par exemple de l’esclavage, de l’esclavagisme. Pour lui, les sociétés agricoles sont esclavagistes, les sociétés du charbon sont démocratiques et les sociétés des chasseurs-cueilleurs sont anthropophages, tandis que pour Engels, le communisme sera la forme d’une société alimentée au charbon.
Les bâtiments sont témoins de leur époque et aujourd’hui, en fait, les critères esthétiques sont transformés à cause des conditions matérielles, c’est désormais le CO2 qui détermine les choses.
Laurent Morel : Je rajouterais que, si Marx était assez fasciné par le charbon parce qu’il fallait beaucoup de monde, beaucoup d’ouvriers pour l’extraire, le pétrole a complètement déjuger Marx, puisque le pétrole est une énergie infiniment disponible, qui demande peu de gens pour l’exploiter, il y a donc une contradiction. En 50 ans, nous sommes passés d’une justification du marxisme à sa contradiction absolue dans le monde pétrolier, plus libéral, américain…
Si l’on dit que la morale est une préférence collective, alors oui, la nouvelle préférence collective, que je citais, est une préférence pour une société qui fait attention à la ressource naturelle. Oui, effectivement, il y a des bâtiments qui étaient magnifiques, il y a quelques années, dans le niveau de connaissances de l’époque.
CP : En effet, l’héroïsme esthétique de Jean Nouvel et de tant d’autres, révèle une architecture exceptionnelle aussi. On peut poser aussi la question de l’architecture ordinaire, dans le sens où le logement, enfin, tout ce qui constitue aussi la grande partie du logement, est lié à l’industrialisation, à nos grandes majors du BTP.
Confronté au défi climatique, il y a un changement de paradigme, qui induit un changement de lecture des choses, mais dans l’architecture, il y a aussi une forme de continuité, c’est-à-dire qu’on a la capacité de pouvoir aussi se réapproprier des moments de l’architecture ou de requestionner des théories de l’architecture. Beaucoup parle de rationalisme architectural, nous nous préférons le rationalisme constructif. On essaie de trouver des termes qui sont adaptés pour décrire ce qu’on est en train de faire. Qu’est-ce que le rationalisme ? Augmenter le risque environnemental ? Le réchauffement climatique ? Bien naturellement, nous nous posons des questions aussi et nous les posons en allant aussi chercher des ressources, dans l’histoire de l’architecture. Il est important aussi de ne pas être uniquement dans une grande rupture qui serait une forme de table rase intellectuelle.
Nous engageons une réflexion en connexion avec le monde globalisé dans lequel nous vivons, qui nous permet aussi de faire des transferts d’idées entre des formes, des techniques et des matériaux, sans être enfermés dans un localisme aussi. C’est intéressant parce qu’Éric Lapierre, à la Triennale de Lisbonne, il y a 3 ans, avait précisément théorisé sur la question de l’économie de moyens, et non pas une sorte de réponse à l’économie budgétaire.
Alicia Orsoni : Oui, chaque architecte met en œuvre sa propre sensibilité et nous ne sommes pas forcément dans cette sensibilité des moyens d’utilisation de matériaux, je dirais bas carbone. Chaque architecte met en place la sensibilité vis-à-vis du projet, de ce qui l’entoure. Nous sommes désormais sur une architecture qui va être élémentaire et qui nécessite, du coup, la mise en avant des savoir-faire ancestraux, qui, on s’aperçoit aujourd’hui, s’émiettent peu à peu. Désormais lorsque nous souhaitons sortir du mur à ossature bois classique, nous avons du mal à trouver de la main d’œuvre… Le politique a imposé des obligations aux architectes ce qui a entrainé une sorte de révolte des architectes.
Philippe Rahm : La question énergétique a pris un peu du temps voire n’est jamais tout à fait passée. Concernant la question de l’empreinte carbone des matériaux, elle est évoquée depuis 3 ans. Les positions radicales apparaissent. Si nous prenons une des icônes de la modernité, le Centre Pompidou, quand Renzo Piano et Richard Rogers l’ont dessiné en 1970, la période permettait tout. Ils ont construit une machine culturelle et urbaine extraordinaire. Trois ans plus tard, alors que le centre n’est pas encore totalement livré (il ouvrira en 1977), au moment du premier choc pétrolier la sanction tombe parce que le bâtiment high tech de l’époque, étrange et flamboyant, est quasiment obsolète alors que le bâtiment n’est pas terminé. Cette histoire est très caractéristique.
Laurent Morel : Le changement de paradigme, oui, mais attention aux nouvelles doxas. Je ne pense pas qu’il soit à un moment donné, question de plus construire, peut-être plus reconstruire que construire. Il faut que la pensée architecturale s’empare de toutes ces nouvelles contraintes et je peux vous rassurer les architectes y sont déjà prêts…
Francis Ramber : Puisque le radiateur qu’on va démonter, on va le réutiliser, mais à ce moment-là, c’est qu’il marchait là où il était. Donc pourquoi ne pas le laisser où il est et ne pas transformer ce qui existe ? Vous voyez, c’est une vraie question sur la réalité de la transformation et il faut se méfier de la déconstruction. Je ne parle pas au sens philosophique. C’est intéressant aussi les paradoxes de l’époque que nous vivons…
Philippe Rahm : Bien sûr, oui. Le choc pétrolier de 1974 effectivement a aussi été à l’origine du succès du postmodernisme. La tendance italienne a fait tomber la tendance anglaise. Donc ça c’est quelque chose qu’on ne voyait pas vraiment, qu’on n’arrivait pas à recomprendre. Aujourd’hui, on comprend comment les questions énergétiques sont à l’origine des transformations esthétiques, des goûts et des couleurs, décisions dorénavant matérielles plus que culturelles.
Cyril Pressacco : Juste un dernier mot, quand on parle des années 1970, il y a quand même la contre-culture américaine aussi qui réfléchit à des choses que nous sommes en train aussi de réinvestir, comme l’auto-construction de structures légères, un mouvement très fort, une littérature associée.
Francis Rambert : Il y a vraiment un sujet sur la question du bois, sur la filière française aujourd’hui. On voit bien que le bois vient de Pologne, de Finlande et d’autres pays. Je sais bien qu’on est en Europe, mais il y a quand même un sujet par rapport à la provenance des matériaux. La question de la filière est une question-clé.
Cyril Pressacco : Quand on est architecte, on est prescripteur, nous fabriquons donc la demande d’une certaine manière. Bien naturellement nous nous interrogeons sur la filière et sur sa capacité à suivre. Dans le monde globalisé dans lequel nous vivons, nous sommes conscients des spéculations sur les matériaux. Nous sommes conscients que la situation est devenue complexe, que le contexte géopolitique est complexe. D’une manière plus pragmatique, quand on s’appuie sur des filières locales quand on construit en pierre, la pierre est à 50 km de Paris, on sait que ce matériau sera moins directement impacté que le bois qui doit traverser l’Europe pour arriver jusqu’à nous. Concernant les filières « nouvelles », comme le béton de chanvre, il est fait de matière première qu’on cultive depuis très longtemps, mais c’est un matériau très récent, qui fait l’objet d’expérimentation.
Pour ces nouveaux matériaux, il y a beaucoup de soutiens de l’État et des réglementations vont être des boosters extraordinaires pour le recours à ces matériaux-là et les aider à se structurer. Dans la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement, il y a quelque chose de très optimiste. Dans l’Aube, une industrie est en train de se construire avec des grandes usines propres, avec des grosses machines automatisées, tout ça pour un matériau qui véhicule quelque chose de très artisanal, le béton de chanvre préfabriqué. Désormais beaucoup de choses se passent, les filières évoluent, de nouveaux matériaux apparaissent.
Alicia Orsoni : Nous, les architectes, participons à alimenter cette demande en bois. En Corse les forêts de pins sont importantes, avec des qualités structurelles remarquables. Aujourd’hui, ces forêts ne sont plus du tout utilisées en bois d’œuvre, la filière est donc complètement endormie. Les architectes peuvent essayer de mieux faire gérer la filière bois. Dans le cadre d’un projet que nous menions, nous avons, grâce à la volonté politique régionale essayer de relancer cette filière dans un circuit court, en travaillant avec l’Office national des forêts sur les quantités de bois à mettre en place avec des ingénieurs spécialisés, nous avons dans ce cadre délimité une coupe pour notre approvisionnement, dans un rayon de 60 km. Cet exemple démontre d’une part, que si les architectes n’expérimentent pas ce type de projets, malheureusement, les filières vont rester à l’état d’endormissement, et d’autre part, que les institutions publiques sont en capacité de répondre à l’appel, ce qui démontre que nous sommes dans un état d’esprit optimiste que l’on essaie justement de provoquer.
Francis Rambert : C’est la dimension R&D pour employer un discours d’entreprise, un nouvel axe de recherche et de réflexion pour les architectes.
Un architecte, Clément Vergely, a réalisé un bâtiment en terre en plein coeur de Lyon, avec un nouveau laboratoire urbain qui s’appelle « Lyon Confluence ». Il est construit dans un environnement de béton et des expérimentations sur le béton, tout à fait intéressantes, s’y déroulent avec de très grands architectes suisses, mexicains et d’autres nationalités. Ce bâtiment de bureaux est construit en pisé, donc là aussi, il y a une volonté de remettre une technique à l’honneur parce qu’il y a une histoire à Lyon par rapport à cette technique notamment en raison des crues de la Saône et du Rhône. Justement, Lyon avait été traumatisée par les inondations et le Pisé avait été oublié. Avec « Lyon Confluence » ce qui est intéressant, c’est qu’on y revient. Avec cette construction une esthétique est produite et rien ne prédestinait l’architecte, a priori, a choisir cette technique.
Alicia Orsoni : Dans ce paysage, ils ont leur légitimité parce que c’est une architecture vernaculaire qui répond vraiment à des besoins complètement élémentaires. Aujourd’hui, il est possible de réinterpréter ce genre d’architecture. Il est possible de se poser des questions, comment ont-elles été construites ? de quelle technique s’agit-il ? Comment peut-on gérer les matériaux ? les mettre en œuvre aujourd’hui ? Comment peut-on utiliser un moellon dans ses dimensions propres ? etc. Ces questions peuvent se poser sans tomber dans du mimétisme ou dans du pastiche.
Francis Rambert : La question qui est posée là, y a-t-il un nouveau langage de l’architecture ? Le paradigme a changé, mais est-ce que précisément ce langage va changer réellement puisque on revient à des formes assez archaïques, la terre, la pierre ? Tout ça, c’est absolument fabuleux…
Philippe Rahm : Oui, ce qui est intéressant c’est qu’on s’aperçoit qu’il existe des styles culturels quand il y avait des styles régionaux générés par des conditions climatiques régionales. L’architecture était liée, à la quantité de pluie, en fonction de la géologie, aux types de matériaux qu’on trouvait localement. Ces réflexes nous les avons perdues parce que nous avons associé la culture à des décisions politiques. Je pense que c’est aussi quelque chose qui nous permet de sortir des discours idéologiques, de sortir d’une notion esthétique unique en se reconnectant à des réalités matérielles. Enfin, tous les styles régionaux, en Suisse, en Alsace, en Bretagne, étaient liés à de simples questions matérielles et c’est cela qui peut nous sauver des combats idéologiques absurdes qu’on cherche à nous imposer aujourd’hui.
Francis Rambert : Notre débat arrive à son terme. Je voulais terminer en parlant de la question des remblais, des déblais, avec le grand projet du Grand Paris et son métro express. Comment réutiliser cette terre ? Il y a cette logique de réutilisation des échelles et la question du sous-sol est aussi une question préoccupante. Je vous remercie beaucoup tous les 4 pour vos différents éclairages. Peut-être une nouvelle révolution ?